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THE CANADIAN PRESS/Darryl Dyck

Les femmes autochtones sont largement surreprésentées chez les détenues purgeant une peine d’emprisonnement à vie

 

Qu’est-ce qui cloche avec le régime des peines minimales obligatoires? Plusieurs choses, particulièrement lorsqu’il est question de meurtre.

Quand on parle de condamnation pour meurtre au Canada, ce sont souvent de célèbres tueurs en série qui nous viennent à l’esprit : Bernardo, Olson, Pickton. Peu de gens penseront à l’adolescente autochtone de 18 ans qui tue son revendeur de drogue violent. Cependant, de pareilles circonstances peuvent mener à une accusation de meurtre dans notre système judiciaire.

Lorsque c’est le cas, la jeune femme se retrouvera prisonnière des mailles de notre impitoyable régime des peines obligatoires. Le juge n’aura d’autre choix que de la condamner à la détention à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant au moins 10 ans.

Les peines obligatoires pour meurtre ont pour effet de traiter sur le même pied un vaste éventail d’individus et de circonstances. En vertu de cette disposition, tous les adultes reconnus coupables de meurtre dans notre pays reçoivent une peine d’emprisonnement à vie assortie d’une période minimale d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de 25 ans pour un meurtre au premier degré et de 10 à 25 ans pour tous les autres types de meurtres.

Le ministère fédéral de la Justice a récemment publié une étude qui révèle une forte opposition aux peines minimales obligatoires au sein de la population canadienne. Plus de 60 % des répondants ont estimé, après avoir pris connaissance de scénarios réalistes, qu’elles menaient à des injustices.

Devant l’inaction du gouvernement libéral, qui avait pourtant promis de respecter son engagement d’abolir cette disposition, la sénatrice indépendante Kim Pate a déposé le projet de loi S-251, lequel accorderait aux jugesun pouvoir discrétionnaire les autorisant à modifier la peine à infliger dans les situations où il serait juste de le faire. Ce projet sera débattu le mois prochain à la reprise des travaux de la Chambre des communes. Il comprend une réforme plus que nécessaire, soit celle de la peine obligatoire d’emprisonnement à vie pour meurtre.

Sous le gouvernement Harper, le régime pénal canadien – déjà sévère par rapport aux normes internationales – est devenu encore plus punitif qu’avant. Les conservateurs ont fait adopter une loi autorisant l’imposition de périodes d’inadmissibilité consécutives, ce qui se traduit par des peines d’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle. Ils ont également aboli la « clause de la dernière chance », une disposition permettant un réexamen du dossier au bout de 15 ans. Cette clause a joué un rôle clé, durant les premières années de la Charte canadienne des droits et libertés, pour que la constitutionnalité des peines d’emprisonnement à vie soit confirmée. Toutes ces modifications soulèvent d’importantes questions d’ordre constitutionnel qui commencent à être portées devant les tribunaux.

Dans notre système judiciaire, une personne reconnue coupable de meurtre doit faire l’objet d’une surveillance correctionnelle pendant toute sa vie, alors que les faits démontrent que rien ne l’exige. La plupart des meurtres sont commis par des individus relativement jeunes, dont les perspectives de changement et de réhabilitation sont excellentes. De plus, les personnes condamnées pour meurtre sont plus nombreuses à n’avoir commis aucun délit durant leur libération sous condition que les autres détenus.

Fait à souligner, les femmes autochtones sont largement surreprésentées parmi les personnes qui purgent une peine à vie au Canada. De 2005 à 2015, elles comptaient pour 44 % des nouvelles condamnées à perpétuité, une surreprésentation plus grande encore que chez les hommes autochtones. Sur les huit femmes condamnées à une peine d’emprisonnement à vie au Canada en 2012-2013, par exemple, six étaient des Autochtones.

La jeune adolescente autochtone de 18 ans qui a tué son revendeur de drogue violent peut être admissible à la liberté conditionnelle au bout de 10 ou 15 ans (maisses chances de l’obtenir sont moindres par rapport aux détenues non autochtones). Toutefois, même après sa mise en liberté, elle ne finira jamais de purger sa peine. En effet, elle restera en liberté sous condition jusqu’à l’âge de 60 ans, tout en courant le risque d’être renvoyée en prison indéfiniment pour tout acte que son agente de libération jugerait lié à son « cycle de criminalité ».

Nous nous comparons souvent avec notre voisin du Sud avec une certaine suffisance en nous confortant dans l’idée que notre système judiciaire est différent puisque dépourvu des excès de la justice pénale américaine avec sa peine de mort, ses lois dites « de la troisième faute » et ses jeunes condamnés à des peines à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Or nous aurions beaucoup à apprendre des pays où les juges n’ont pas les mains liées au moment d’infliger une peine pour l’infraction la plus grave de toutes, notamment en Europe, en Australie et ailleurs. Ces pays autorisent des peines de longue durée, à vie si nécessaire, tout en laissant au juge le soin d’ajuster la peine en fonction du crime et de l’individu qui l’a commis.

En guise d’exemple, les femmes accusées de meurtre pour avoir tué un conjoint violent plaident trop souvent coupables à une accusation d’homicide involontaire même lorsqu’elles ont des raisons valables d’invoquer la légitime défense. Pour empirer les choses, la loi sur les homicides elle-même a été dénaturée par le régime des peines minimales obligatoires pour meurtre. Les jurys se livrent à toutes sortes de contorsions pour comprendre et appliquer des motifs de défense propres aux cas de meurtre comme l’intoxication et la provocation, ce qui les a conduits à élaborer des règles complexes qui font sans doute fi des principes.

Dans la lettre de mandat adressée à la ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould, le premier ministre a demandé à celle-ci d’adopter « une approche raisonnable reposant sur les preuves » dans son examen des peines minimales obligatoires. Les preuves, nous les avons.

Les problèmes et les injustices inhérents aux peines minimales obligatoires (l’absence d’effet dissuasif, leur coût excessif sur le plan humain et financier, l’exacerbation de la discrimination systémique contre les peuples autochtones, la pression ressentie de plaider coupable même lorsqu’on est innocent et plus encore) sont d’autant plus graves dans les causes de meurtre où les enjeux sont si grands.

Le temps est venu de tenir compte des faits et d’abolir les peines minimales obligatoires, y compris pour l’infraction la plus grave de toutes. La population canadienne appuiera un tel changement et la justice l’exige.

 

Debra Parkes est professeure à la Faculté de droit Peter A. Allard de l’Université de la Colombie-Britannique, directrice de la Chaire d’études juridiques féministes et collaboratrice d’EvidenceNetwork.ca, rattaché à l’Université de Winnipeg.

Octobre 2018


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