Une version de ce commentaire est parue dans Le Huffington Post Québec

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Pourquoi, lorsque nous faisons la promotion de la santé, nous en tenons-nous toujours à parler de tabagisme, d’alimentation et d’exercice physique, alors que nous savons que ce sont les facteurs sociaux qui ont la plus grande influence sur les résultats en santé ?

 

Les soins ne sont que l’un des éléments qui contribuent le plus à l’atteinte de résultats en santé, car les facteurs sociaux jouent un rôle beaucoup plus important. Les revenus et leur répartition, l’éducation, l’emploi, le soutien social, le logement, l’accès à des aliments nutritifs et le milieu en général, c’est-à-dire ce que nous appelons les déterminants sociaux de la santé, sont les plus puissantes variables explicatives du bien-être et de la longévité. Bien que nous soyons conscients de cette réalité depuis des siècles, ce n’est que depuis quelques décennies que sa validité empirique est mise en évidence par des études démontrant les unes après les autres qu’il existe des écarts considérables en matière de santé entre les populations riches et les populations défavorisées.

Malgré ces études, les débats politiques entourant la santé ont toujours tendance à tomber dans les mêmes pièges pourtant bien connus. Lorsqu’il est question de santé, le discours, comme par réflexe, est constamment rapporté aux médecins et aux infirmières et infirmiers, de même qu’aux hôpitaux et aux pharmacies. Cet élan est tout à fait compréhensible, dans la mesure où il s’agit des professions et des établissements qui habituellement sont visés par les mandats des ministères de la Santé, ces divisions des gouvernements que nous estimons généralement être les principaux responsables du maintien de notre santé. 

L’idée selon laquelle la santé doit dépasser la seule question des soins n’est pas nouvelle, comme en témoigne le vieil adage selon lequel il vaut mieux prévenir que guérir. D’ailleurs, depuis les années 1970, des progrès importants ont été réalisés dans deux domaines connexes. Le premier est celui de la médecine préventive, qui met principalement l’accent sur des interventions comme la vaccination et le dépistage précoce des maladies pouvant être traitées. Le second est celui de la promotion de la santé, qui porte essentiellement sur les choix non cliniques pouvant être faits afin d’éviter certaines maladies. Ces choix peuvent être effectués au niveau individuel ou au niveau de la santé publique.

En d’autres termes, les activités de promotion de la santé peuvent et devraient favoriser la prise de décisions ayant le plus de répercussions possible en matière de réduction des maladies et d’amélioration des résultats sur la santé à tous les niveaux, c’est-à-dire autant sur le plan individuel que sur les plans social et politique. 

Le piège de la « sainte trinité »

Grâce à ce changement de notre conception de la santé, de plus en plus d’auteurs et de décideurs sont désormais capables d’éviter de cantonner leur réflexion à la seule question des soins lorsqu’ils traitent des résultats sur la santé. La prévention et la promotion de la santé sont devenues des éléments récurrents du débat public sur la santé.

Malheureusement, les analyses tombent généralement dans un second piège. En effet, lorsqu’ils parlent de prévention, les analystes ont tendance à ne sortir que difficilement de ce qu’on appelle souvent la « sainte trinité » de la prévention en santé, à savoir le tabagisme, l’alimentation et l’exercice physique.

Soyons clairs, il ne s’agit pas ici de prétendre que ces facteurs n’ont pas une influence considérable sur les résultats en santé. Arrêter de fumer est probablement le moyen le plus efficace qu’une personne peut prendre pour allonger son espérance de vie et améliorer son bien-être. Je travaille dans une clinique située au centre d’une grande ville et, même si la majorité de mes patients sont aux prises avec des facteurs qui figurent parmi les déterminants sociaux les plus importants, jamais je ne néglige de leur conseiller d’arrêter de fumer et fréquemment je discute de façon approfondie avec eux des bienfaits d’une alimentation saine et de l’exercice physique.

En fait, le problème n’est pas que nous parlons de ces choix personnels, mais plutôt qu’une fois que nous en avons parlé, nous nous arrêtons et omettons ainsi d’aborder les facteurs qui ont l’impact le plus grand.

Pourquoi, alors que nous savons que les déterminants sociaux sont les facteurs les plus importants, restons-nous prisonniers du piège de la « sainte trinité » ? 

Il est possible que ce soit en partie parce que la promotion de la santé est victime de son propre succès. Les campagnes réussies de sensibilisation du public ont eu une grande influence sur l’amélioration de l’alimentation et de la pratique de l’activité physique ainsi que sur la diminution du tabagisme, du moins dans certains segments de la population. Les comportements liés à la santé ont tendance à s’améliorer avec l’augmentation du revenu, les facteurs sociaux ayant ainsi une influence non seulement sur la santé, mais également sur les comportements. Aussi certains ont-ils soutenu que la promotion de la santé contribuerait dans les faits à accroître les écarts en matière de santé, dans la mesure où les messages véhiculés atteignent plus efficacement les personnes qui ont le moins besoin d’aide. Il ne s’agit évidemment pas d’un argument apte à justifier un arrêt des activités de promotion des choix personnels santé, mais il demeure que cette situation illustre bien les limites de l’approche en soi. Il est possible que les campagnes de promotion de la santé les plus réussies aient eu pour effet d’occuper tout le terrain et ainsi de mettre en place des éléments de prévention qui, en devenant incontournables, nous empêchent de réfléchir plus en profondeur à ce qui réellement permet de nous garder en santé. 

Le moyen le plus facile de se représenter les questions de santé est de les envisager depuis le prisme du récit individuel, que ce soit le sien ou celui d’un patient atteint d’une maladie particulière. Il en résulte que les solutions sont aussi plus facilement concevables depuis le prisme du récit individuel. Prenons l’exemple d’une personne qui souffre d’un diabète mal contrôlé. Il est beaucoup plus aisé d’envisager le problème à partir des choix alimentaires quotidiens du patient que de l’aborder du point de vue de la prévalence de l’insécurité alimentaire dans la région ainsi que de l’influence des politiques macroéconomiques sur l’offre alimentaire accessible. Ainsi est-il beaucoup plus simple et rapide de cerner un problème en fonction des actions de l’individu que des actions de la société. C’est pour cette raison que les campagnes de sensibilisation et les mesures incitatives ont tendance, même lorsqu’elles relèvent de politiques publiques, à mettre l’accent sur les choix individuels.

De la « sainte trinité » au TINA

Il est probable que la principale raison pour laquelle nous avons tant de mal à nous libérer de ce piège est que la solution de rechange, à savoir chercher à comprendre ce que nous devons changer pour améliorer la santé de façon importante, est beaucoup trop complexe. Lorsqu’on dresse la liste des déterminants sociaux de la santé (le revenu, l’éducation, l’emploi, etc.), il devient évident que ceux-ci ne relèvent pas que des compétences de Santé Canada, mais touchent dans les faits l’ensemble des domaines d’activités du gouvernement. C’est donc la politique qui constitue le champ d’activités pouvant avoir le plus d’impact sur les résultats en santé. Si on se rappelle la fonction fondamentale des organismes décisionnaires publics et la légitimité sur laquelle repose leur autorité, on constatera que leur rôle est par-dessus tout d’améliorer notre santé et notre bien-être. Les décisions politiques peuvent et devraient avoir pour effet de favoriser une meilleure santé et être évaluées en fonction de leur degré d’atteinte de cet effet.

Cependant, dans le discours actuel, une vision étriquée et uniquement économique de la politique semble faire obstacle à toutes les tentatives d’aborder la question des déterminants sociaux. Notre capacité à comprendre le rôle véritable du gouvernement, soit améliorer les conditions de vie des gens, est en effet entravée par les modalités du débat imposées par cette vision. Les nouvelles idées proposées pour améliorer nos vies et notre santé, aussi géniales puissent-elles être et quels que soient les arguments avancés pour les défendre, finissent toujours par être rapidement écartées de la discussion lorsqu’elles s’inscrivent en faux contre le courant de pensée actuel. La raison en est que ce courant de pensée s’articule en grande partie autour de ce qu’on appelle le « TINA », qui est cette idée selon laquelle on peut ne pas aimer le système actuel ni la façon dont il fonctionne, mais il n’existe aucune solution de rechange (There Is No Alternative [TINA]), c’est pourquoi chacun doit s’en tenir à son devenir individuel et laisser le marché décider en ce qui concerne l’avenir collectif.

Un paysage à changer

Afin d’imaginer une approche différente, il peut être utile de se rappeler une parabole classique sur la santé publique.

Imaginez que vous vous trouvez sur la rive d’une rivière. Soudainement, vous apercevez un enfant qui se débat dans l’eau et est en train de se noyer. Sans réfléchir, vous plongez, vous attrapez l’enfant et le ramenez jusqu’à la rive. Avant même que vous puissiez reprendre votre souffle, apparaît un autre enfant qui est à la dérive dans les eaux de la rivière. Vous plongez à nouveau pour aller le secourir lui aussi.

Puis, un autre enfant transporté par le courant entre dans votre champ de vision… et un autre… et un autre. Vous appelez de l’aide et des gens viennent vous aider à repêcher les enfants, les uns après les autres. Heureusement, avant longtemps, certaines personnes se demanderont qui jette tous ces enfants à la rivière, et ils se dirigeront en amont afin de trouver réponse à leur question.

Chaque fois que nous devons nettoyer les dégâts causés par une catastrophe environnementale, chaque fois qu’une jeune personne se retrouve en prison, chaque fois qu’une personne est contrainte de prendre des médicaments en raison d’un trouble de santé lié au fait qu’elle n’a pas eu accès à des aliments sains abordables, nous subissons les conséquences d’une pensée qui ne considère que les phénomènes en aval.

Une pensée qui cherche à remonter en amont mène à des décisions plus éclairées tenant compte des résultats à long terme. Qu’est-ce qui peut être un meilleur objectif que de créer des conditions permettant à tous de jouir d’une santé réelle et complète, c’est-à-dire d’un bien-être à la fois social, mental et physique ? Et qu’est-ce qui pourrait être une meilleure mesure de l’atteinte de cet objectif que la santé des gens ?

Une démarche tournée vers l’amont permet également de ne plus voir les sommes investies dans les gens comme un coût. Lorsqu’on tient compte des avantages sociaux et économiques associés à une population éduquée et en santé, il devient rapidement évident que si rien n’est fait pour lutter contre les facteurs qui contribuent à rendre les gens malades, le nombre des enfants tombant dans la rivière ne cessera d’augmenter, et plusieurs d’entre eux finiront par se noyer.

Un nouvel organisme lancé l’an dernier au Canada cherche à promouvoir une nouvelle façon de parler de la politique. Upstream [En amont] est un mouvement dont l’objectif est de changer les façons de débattre. Il vise à faire en sorte que le courant dominant se tourne vers l’amont en aidant les citoyens à exiger une société plus saine et à comprendre les meilleurs moyens d’arriver à une telle société. Cet effort de redéfinition des modalités du débat est nécessaire afin de dégager un espace suffisant pour discuter de politiques véritablement susceptibles de changer les choses concernant les écarts de revenus, l’accès à une éducation de qualité et à des logements abordables, et le maintien d’un environnement suffisamment sain pour assurer la survie des humains.

Des questions plus difficiles

En mettant l’accent sur les incuries individuelles plutôt que collectives, le piège de la « sainte trinité » offre aux journalistes et aux décideurs une voie d’évitement facile pour ne pas aborder des questions plus difficiles. Or, si l’on prend du recul et qu’on fait de l’atteinte d’une santé optimale un objectif significatif pour la société, il apparaît dès lors clair qu’une perspective uniquement axée sur le tabagisme, l’alimentation et l’exercice physique est une perspective myope, prisonnière d’un piège qu’il faut s’efforcer d’éviter soigneusement. Ne pas abandonner un mauvais diagnostic parce que c’est plus commode ainsi est une façon plutôt effroyable de soigner un patient. Parler de choix individuels sans tenir compte des conditions socioéconomiques dans lesquelles ces choix sont effectués n’est autre chose qu’un bon moyen de garder les gens malades.

Ryan Meili est conseil à EvidenceNetwork.ca, médecin de famille à la Westside Community Clinic de Saskatoon et professeur adjoint au collège de médecine de l’Université de la Saskatchewan, où il est chef de la division de la responsabilité sociale et directeur du programme de certificat en santé mondiale Making the Links. Il est également auteur de l’ouvrage A Healthy Society: How a Focus on Health Can Revive Canadian Democracy (Purich 2012) et directeur fondateur de l’organisme Upstream: Institute for A Healthy Society.

Une version antérieure de cet article a été publiée par l’Association of Health Care Journalists

mai 2014

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