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Une version de ce commentaire est parue dans Options Politique et Le Huffington Post Québec

La prescription inappropriée d’antipsychotiques comme le Risperdal, le Zyprexa et l’Abilify chez les personnes âgées, en particulier les patients en soins de longue durée souffrant de troubles comme la démence, est un sujet qui suscite les débats depuis quelques années dans l’ensemble du Canada. Il est également de plus en plus question de l’importante quantité de médicaments de ce type qui sont prescrits aux enfants et aux jeunes atteints d’un trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité.

Il existe cependant un autre groupe de la population canadienne à qui l’on administre des antipsychotiques en grand nombre et dont on ne parle jamais : les personnes ayant une déficience intellectuelle, comme le syndrome de Down ou l’autisme.

Dans une étude récente que nous avons fait paraître dans le Canadian Journal of Psychiatry, nous faisons état d’une situation où près de 40 pour cent des adultes atteints d’une déficience intellectuelle en Ontario ont reçu une ordonnance d’antipsychotiques au cours d’une période de six ans et où 60 pour cent des personnes à qui de tels médicaments ont été prescrits ne faisaient l’objet d’aucun diagnostic associé aux problèmes psychiatriques pour lesquels ces médicaments sont généralement étudiés et approuvés.

Les prescriptions de ce genre engendrent des coûts, et ce, pour l’ensemble de la collectivité.

Les médicaments antipsychotiques sont coûteux et leur utilisation au sein de ce groupe de la population a représenté pour le gouvernement de l’Ontario une dépense de plus de 117 millions de dollars au cours de la période de six ans ciblée par l’étude. Ce coût devient encore plus important lorsqu’il est transposé à l’échelle nationale. Si une portion de ces prescriptions est possiblement inappropriée, comme le laisse entendre notre étude, force est alors de constater qu’un montant considérable des fonds publics consacrés à la santé pourrait être dépensé autrement et de façon plus efficace pour soutenir ces personnes.

Mais ce n’est pas tout.

Sans une surveillance adéquate, la prise de médicaments antipsychotiques peut entraîner des problèmes de santé graves. Dans notre étude, une personne sur cinq consommant ce type de médicaments souffrait d’hypertension et une sur six de diabète, soit des taux plus élevés que ce qu’on observe dans la population en général et chez les adultes atteints d’une déficience intellectuelle. Les antipsychotiques peuvent aussi causer des troubles graves du mouvement et une mauvaise gestion de leurs effets secondaires peut même contribuer à la mortalité.

Pourquoi, dans ce cas, les médecins prescrivent-ils si fréquemment des médicaments antipsychotiques aux adultes atteints d’une déficience intellectuelle?

Il n’y a pas de réponse certaine à cette question, mais nous savons qu’il ne s’agit pas d’un problème nouveau – la surmédicamentation des personnes atteintes d’une déficience intellectuelle est une pratique peu reluisante qui a caractérisé notre passé médical, et plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi elle se poursuit encore aujourd’hui.

La plupart des professionnels de la santé ont reçu très peu de formation ou aucune formation relative aux déficiences intellectuelles. S’ajoute à cela le fait que les services de soins de première ligne et en santé mentale sont inadéquats pour les personnes avec une déficience intellectuelle. Il faut également prendre en considération l’existence de contextes stressants qui sont susceptibles d’entraîner des comportements difficiles : un personnel soignant qui est épuisé et qui manque de soutien; un système d’éducation et un monde du travail qui trop souvent ne tiennent pas compte des besoins particuliers des personnes atteintes d’une déficience intellectuelle.

Enfin, les médicaments antipsychotiques sont gratuits et relativement faciles d’accès pour une majorité de personnes appartement à ce groupe de la population, alors que les interventions non pharmacologiques sont quant à elles inaccessibles ou offertes à un coût prohibitif.

Ainsi, avec le temps, la surprescription de médicaments antipsychotiques devient inévitable.

On utilise donc les antipsychotiques, semble-t-il, pour gérer les problèmes de comportement chez les adultes atteints d’une déficience intellectuelle, plutôt que d’offrir à cette population les services sociaux et de santé essentiels dont elle a besoin pour s’épanouir.

Mais que pouvons-nous faire à cet égard?

Nous devons veiller à ce que les médicaments de toute personne qui prend actuellement des antipsychotiques fassent l’objet d’un examen régulier comprenant une évaluation d’un ou d’une spécialiste. Nous devons également réfléchir aux personnes à qui aucun antipsychotique n’a encore été prescrit. Quels sont les problèmes qui mènent à une première prescription et que pouvons-nous mettre en place pour éviter cette dernière?

Si cette tâche peut à première vue sembler colossale et sans espoir de réalisation, nous pouvons nous inspirer de l’exemple du Royaume-Uni, qui a investi des sommes importantes et déployé beaucoup d’efforts pour réduire le nombre de prescriptions d’antipsychotiques chez les personnes ayant une déficience intellectuelle.

L’initiative STOMP – Stop Over Medicating People [Cessons de surmédicamenter les gens] – est un projet sur trois ans mis en place à la suite d’une accumulation de données indiquant un problème de surmédicamentation, notamment le scandale de Winterbourne View, dans le cadre duquel il a été découvert que de nombreuses personnes ayant une déficience intellectuelle étaient à tort surmédicamentées et faisaient l’objet de mauvais traitements dans un hôpital privé.

L’initiative STOMP comprend un engagement collectif des professionnels de la santé de l’ensemble du Royaume-Uni à changer les pratiques relatives à la prescription et à la surveillance des antipsychotiques.

S’il s’avère que l’établissement de lignes directrices en matière de prescription constitue un point de départ important, une telle mesure n’est cependant pas suffisante. Il faut également prévoir des activités d’éducation sur le diagnostic et le traitement des problèmes de santé mentale propres aux personnes avec une déficience intellectuelle destinées aux médecins de famille et aux psychiatres. Une telle sensibilisation devrait toutefois également comprendre les pharmaciens et pharmaciennes, le personnel infirmier, les psychologues, les travailleurs et les travailleuses sociaux, les proches aidants et les patients eux-mêmes.

La question qui demeure est donc la suivante : peut-on commencer à intégrer et à prioriser les personnes atteintes d’une déficience intellectuelle dans les discussions concernant la prescription inappropriée de médicaments, et peut-on en outre s’engager collectivement à cesser de surmédicamenter les gens au sein de ce groupe de la population partout au Canada?

Ou doit-on attendre que des tragédies soient mises au jour ici également?

 

Yona Lunsky est experte-conseil auprès d’EvidenceNetwork.ca, professeure au Département de psychiatrie de l’Université de Toronto et directrice du programme Health Care Access Research and Developmental Disabilities (H-CARDD) du Centre de toxicomanie et de santé mentale.

 Tara Gomes est épidémiologiste et scientifique à l’hôpital St. Michael et à l’Institut de recherche en services de santé. Elle est également chercheuse principale du Réseau de recherche sur les politiques ontariennes en matière de médicaments.

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