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Une version de ce commentaire est parue dans Le Huffington Post Québec

Le Canada tarde à réagir à la crise des opioïdes d’ordonnanceAu cours de ma première carrière comme pharmacien, j’ai travaillé dans plus de trente pharmacies en Nouvelle Écosse, exécutant plus de 100 000 ordonnances entre 1990 et 1995. Certaines étaient des ordonnances d’analgésiques puissants appelés opioïdes — des substances telles que la morphine et l’oxycodone, qui sont chimiquement et biologiquement très similaires à l’héroïne. À cette époque, ces médicaments étaient généralement réservés aux patients souffrant de douleurs aiguës, intenses ou liées au cancer.

Vingt ans après le début de ma deuxième carrière comme médecin, les choses ont beaucoup changé. En Ontario, environ dix personnes meurent accidentellement chaque semaine après avoir pris des opioïdes d’ordonnance, des personnes qui souvent sont dans la force de l’âge. Dans tout le Canada, le nombre des décès par surdose a augmenté, tandis que le taux de dépendance et les demandes de traitement de la dépendance ont explosé.

Cette situation a pris forme parce que les médecins ont commencé à prescrire plus librement des opioïdes aux patients souffrant de douleur chronique. Ce type de traitement conduit parfois à une amélioration notable de l’état du patient, mais ce n’est pas toujours le cas. Or, lorsqu’un médecin constate qu’un traitement n’agit pas, le patient a souvent développé entre temps une « dépendance aux opioïdes », ce qui signifie que son corps s’est accoutumé aux médicaments et qu’il réagira violemment s’il en est privé. On continue donc à le traiter à l’aide d’opioïdes avec des doses de plus en plus fortes, dans une quête dangereuse et souvent vaine pour obtenir un soulagement.

La situation est actuellement très délicate. D’une part, il y a des millions de patients souffrant de douleur chronique qui ont besoin d’une aide qui, généralement, se présente sous la forme d’une ordonnance. D’autre part, il y a une épidémie de toxicomanie et de décès. L’idée fausse selon laquelle les opioïdes offrent un traitement sûr et efficace contre la douleur chronique vient des sociétés qui les fabriquent et de leurs pseudo-experts dépêchés auprès des médecins de première ligne pour leur chanter les louanges de ces médicaments. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les médecins ont accepté les boniments des fabricants en l’absence de données probantes montrant que les avantages à long terme des opioïdes l’emportent sur les risques. 

Les États Unis et le Canada ont tous deux déclaré une crise de santé publique en ce qui concerne les analgésiques sur ordonnance — aux États Unis, on compte environ 17 000 décès attribuables à ces médicaments chaque année. Mais les deux pays ont réagi très différemment. Aux États-Unis, Purdue Pharma a plaidé coupable en 2007 à une accusation de tromperie pour avoir induit en erreur les médecins au sujet de l’OxyContin, un acte délictueux grave qui lui a valu une amende de 634 millions de dollars. Aucune poursuite semblable n’a été intentée au Canada. 

En 2011, un important rapport de la Maison Blanche révélait que l’abus de médicaments d’ordonnance était le problème de toxicomanie connaissant la plus forte croissance à l’échelle nationale et fixait des objectifs et un échéancier pour y remédier. Les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies des États-Unis exercent depuis une surveillance dans l’ensemble du pays des prescriptions d’opioïdes et des décès liés à ces substances, et s’emploient à décrire comment certains États sont parvenus à réduire le nombre de prescriptions de ces médicaments. 

Au Canada, en revanche, il n’existe aucun système de surveillance et on ignore même le nombre de Canadiens qui meurent chaque année des suites de la consommation d’opioïdes. Récemment, le gouvernement fédéral a remis la responsabilité de s’attaquer au problème entre les mains du Centre canadien de lutte contre les toxicomanies, une organisation non gouvernementale qui, financée principalement par Santé Canada, ne dispose pas des ressources suffisantes et qui en plus est responsable de la lutte contre l’abus d’alcool et de drogues illicites. En 2013, un conseil consultatif du Centre a mis au point une stratégie de dix ans pour lutter contre la crise des opioïdes, mais ses 58 recommandations n’ont pas été classées par ordre de priorité (comme elles devraient évidemment l’être) et leur mise en œuvre a été confiée à des bénévoles d’autres organisations.

En février, le gouvernement fédéral a annoncé l’octroi d’un financement pour lutter contre le problème de l’abus de médicaments d’ordonnance dans le cadre de sa Stratégie nationale antidrogue, une initiative discrète relevant du ministère de la Justice et dont l’efficacité s’est révélée par le passé amoindrie par des restrictions touchant l’échange de renseignements. Ces mesures donnent ainsi la regrettable impression de n’être qu’ornementales et de n’avoir aucune réelle substance.

Nous faisons actuellement face à une crise de santé publique d’une ampleur exceptionnelle — une épidémie entretenue par des médecins bien intentionnés, des patients pleins d’espoir et des intérêts commerciaux, et perpétuée par l’inertie gouvernementale. Bien qu’une intervention concrète et importante de la part des gouvernements fédéral et provinciaux se fasse toujours attendre, certaines solutions pragmatiques ont déjà été proposées.

Il faut que les médecins reçoivent une meilleure formation, indépendante l’industrie pharmaceutique, concernant la douleur et son traitement. Nous devons commencer à prescrire des opioïdes de façon plus prudente; autrement, la situation ne changera pas. Une évaluation nationale des conséquences des opioïdes aurait dû être réalisée depuis longtemps. (Comment pouvons nous régler un problème dont nous n’avons pas la mesure ?) Tous les médecins et pharmaciens devraient avoir accès en temps réel au profil pharmaceutique complet des patients, comme c’est le cas en Colombie Britannique depuis environ deux décennies. Les compagnies pharmaceutiques devraient être contraintes d’effectuer des évaluations à grande échelle des avantages et des risques associés à leurs médicaments, et non de petites études ayant pour objectif de faire en sorte que leurs produits soient commercialisés. Des registres des patients et des médecins devraient être constitués pour disposer de données sur les cas d’opioïdes prescrits à forte dose, ce qui aiderait à cibler les interventions visant à maximiser les avantages et à réduire au minimum les effets nuisibles.

Enfin, nous devons disposer de meilleurs traitements de la douleur, notamment de médicaments atténuant la douleur de façon sécuritaire et efficace. Il s’agit là d’un objectif à long terme ambitieux. D’ici à ce qu’il puisse être atteint, nous devons collectivement réduire nos attentes à l’égard de l’efficacité des médicaments pour les patients souffrant de douleur chronique. Tant que ce message ne sera pas bien compris et que les méfaits des opioïdes ne seront pas davantage pris au sérieux, ces médicaments continueront de causer un tort incommensurable.

David Juurlink est expert-conseil à EvidenceNetwork.ca. Il est également professeur et chef de la Division de la pharmacologie clinique et de la toxicologie à l’Université de Toronto. On peut le suivre sur Twitter à @davidjuurlink.

août 2014


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