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Le traitement pharmacologique des dysfonctions sexuelles féminines n’est pas une question d’égalité, mais de profits

Une version de ce commentaire est parue dans Le Huffington Post Québec

Le corps des femmes est toujours médicaliséIl y a 85 ans ce mois-ci, soit le 18 octobre 1929, les femmes ont été déclarées des « personnes » au Canada.

Les Canadiennes ont alors obtenu le droit d’être nommées au Sénat canadien, un privilège qui avait longtemps été réservé aux hommes, car les femmes n’étaient pas reconnues comme des « personnes » en vertu de la loi. Cinq Albertaines, soit Emily Murphy, Irene Parlby, Louise McKinney, Henrietta Muir Edwards et Nellie Mcclung, ont déclaré avoir remporté ce jour-là une victoire importante : « Nous sommes aussi des personnes! », ont-elle pu finalement affirmer.

Il n’y a aucun doute que l’égalité entre les hommes et les femmes ait progressé à pas de géant au cours des 85 dernières années. Aujourd’hui, cette lutte nous semble gagnée : des femmes ont atteint les échelons supérieurs de plusieurs professions et occupent des postes de direction au sein du gouvernement et d’entreprises. Des femmes ont également été élues premières ministres provinciales et le Canada a élu une première ministre. Quand je raconte à ma fille qu’il n’y avait aucune femme au Collège militaire royal ou dans les rangs de la Marine canadienne lorsque je me suis enrôlé il y a trente ans, elle est estomaquée. De nos jours, on retrouve des femmes aux commandes de navires de guerre et d’avions de combat à réaction. Les femmes ont, sans contredit, réussi à accéder à presque tous les domaines qui étaient réservés aux hommes.

Toutefois, il serait prématuré d’affirmer qu’une véritable équité entre les hommes et les femmes a été atteinte. Les femmes gagnent toujours moins que les hommes, assument encore la plus grande part des tâches liées au soin des enfants et sont généralement les premières à sacrifier leur carrière au moment de fonder une famille.

Ce qui est toutefois plus inquiétant, à mon avis, est la façon dont les appels à l’égalité entre les deux sexes peuvent être interprétés, récupérés et mis au service de la promotion d’idées ou de marchandises, et deviennent une nouvelle façon d’assujettir les femmes.

En tant que chercheur dans le domaine des politiques sur les médicaments, j’étudie les pratiques de mise en marché de l’industrie pharmaceutique depuis deux décennies. Au cours de ma carrière, j’ai pu observer de nombreux de cas où la médicalisation de la santé des femmes a été favorisée par les besoins de l’industrie. La puberté, la grossesse et la ménopause sont devenus un terreau fertile pour l’accroissement des ventes de médicaments.

Il y a cependant une frontière du domaine de la médicalisation du corps de femme qui n’a pas été franchie, soit le traitement pharmacologique des dysfonctions sexuelles féminines.

Or, à la fin du mois d’octobre, la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis tiendra un atelier scientifique sur le développement de médicaments contre les dysfonctions sexuelles féminines (atelier intitulé Patient-Focused Drug Development and Scientific Workshop on Female Sexual Dysfunction). Les chercheurs y discuteront deux concepts de la sexualité féminine qui sont diamétralement opposées.

D’un côté, sous la pression de sociétés pharmaceutiques qui veulent créer le premier « Viagra rose », des représentants de groupes de patients plaident pour le développement d’un tel médicament, sous le couvert d’une lutte pour l’équité entre les hommes et les femmes. Ces groupes de pression soutiennent qu’il existe sur le marché 26 médicaments autorisés par la FDA pour le traitement des troubles sexuels chez les hommes, alors qu’il n’en existe aucun pour les femmes. Ils exigent, par conséquent, que des mesures soient prises pour corriger la situation. Mais ces « mesures » s’apparentent plutôt à une campagne de pression pour accuser la FDA de sexisme et pousser l’organisme à approuver les médicaments destinés aux femmes.

L’objectif de la campagne Even The Score (eventhescore.org) est de faire en sorte que la FDA adopte de nouveaux critères d’approbation des médicaments afin que les femmes puissent, elles aussi, avoir accès à des moyens pharmaceutiques d’améliorer leur vie sexuelle.

D’autre part, des groupes de défense de la santé des femmes sont vivement opposés à la médicalisation de la sexualité féminine. Ils affirment que la FDA ne devrait en aucun cas accepter que la définition de maladies soit reformulée dans le but de satisfaire la volonté de l’industrie de mettre en marché des médicaments contre la baisse du désir sexuel féminin. Selon eux, la sexualité féminine est complexe et diversifiée et repose sur un large éventail de facteurs émotionnels et relationnels qui ne sont pas aussi simples que les problèmes physiologiques qu’éprouvent les hommes. Ainsi, les femmes ne peuvent pas être traitées aussi facilement avec des médicaments.

Le principal problème dans ce débat est que personne ne semble être en mesure de définir avec précision ce qu’est une « dysfonction sexuelle féminine » et en quoi il pourrait s’agir d’une « maladie » justifiant la prise d’un médicament. Est-ce qu’être trop fatiguée pour faire l’amour, ne pas être attirée par le rustre qui déambule en tenue de sport dans la maison ou vivre avec un homme des cavernes incapables de faire le lavage sont des symptômes d’une « maladie »? Il n’existe encore aucun médicament pour traiter de tels « symptômes », mais ce détail n’empêche en rien certains acteurs de l’industrie pharmaceutique à pousser pour que la baisse du désir sexuel soit caractérisée comme une maladie.

Récemment, nous avons été témoin de nombreux cas où des efforts considérables ont été déployés pour redéfinir ou caractériser des facteurs psychologiques et sociaux tout à fait normaux comme des troubles de santé exigeant un traitement pharmaceutique. Après avoir médicalisé la tristesse, l’angoisse sociale et l’exubérance des enfants, nous pouvons désormais ajouter la « dysfonction sexuelle féminine » au nombre des problèmes qui nécessiteraient une intervention pharmaceutique.

Nous devons cesser de donner de la valeur à un faux discours sur l’égalité et reconnaître que le véritable enjeu est la volonté de l’industrie pharmaceutique d’augmenter ses profits.

Alan Cassels est chercheur dans le domaine des politiques sur les médicaments et expert-conseil à EvidenceNetwork.ca.

octobre 2014


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