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Une curieuse tendance se dessine dans les modèles de réforme du régime d’assurance maladie proposés par les partis de droite, tant au Canada qu’aux États-Unis. On assiste en effet à l’adoption de modèles européens de financement et de prestation des soins de santé publics. Qui aurait cru que l’Institut Fraser célèbrerait les obligations d’assurance maladie universelle de la Suisse et des Pays-Bas ou demanderait au Canada d’adopter les pratiques de « participation aux frais » et de « concurrence réglementée » entre assureurs privés et publics ayant cours en Allemagne, en France et dans d’autres pays de l’UE?  Qui aurait imaginé que les chefs du Parti républicain à la Chambre des représentants feraient aussi l’éloge des réformes de la Suisse et des Pays-Bas?

Bien que la structure du régime d’assurance maladie canadien soit semblable à celle du régime américain, tout en étant beaucoup plus large, les pontifes ou experts conservateurs des deux pays invoquent des arguments très semblables sur les modèles de réforme mis en œuvre en Europe, tout en ne se parlant pas et en ne faisant aucun commentaire sur leur régime respectif. On observe plutôt un engouement pour un modèle européen imaginé, des déclarations fallacieuses sur les merveilles de sa prétendue concurrence réglementée et des arguments absurdes sur la façon dont la participation des patients aux frais permettra un contrôle des coûts sans frais.

Ainsi, Nadeem Esmail, qui est agrégé supérieur à l’Institut Fraser, a expliqué l’an dernier que les trois partis politiques du Canada « buvaient le même Kool-Aid » (ou adhéraient aveuglément à la même croyance) en ignorant qu’avoir plus d’argent pour le régime d’assurance maladie « a peu à voir avec le montant dépensé », mais beaucoup avec le fait que les patients ne participent pas aux frais. Au cours du même mois, le Parti républicain a exprimé un point de vue très semblable sur la version américaine du régime d’assurance maladie (pour les personnes retraitées et handicapées). Paul Ryan, qui est membre du Congrès du Wisconsin, a soutenu avec véhémence que les É.-U. n’ont pas les moyens d’avoir leur régime d’assurance maladie actuel fondé sur le partage des avantages et a prétendu qu’un marché concurrentiel pour l’assurance maladie est essentiel à la viabilité budgétaire. Les deux conservateurs ont affirmé que leurs points de vue s’appuyaient sur les modèles européens et cité le soi-disant succès des régimes de la Suisse et des Pays-Bas reposant sur la concurrence réglementée entre les assureurs privés. Toutefois, tant les diagnostics que les solutions s’avèrent être motivés par des considérations idéologiques et reposent sur des représentations mythiques de l’expérience européenne et sur des affirmations erronées quant aux prodiges de la participation des patients aux frais.

Une supposition courante erronée consiste à croire que l’Europe partage un ensemble de politiques pouvant servir de modèles pour un financement et une prestation des soins de santé plus efficients, plus efficaces et plus justes. La Suède, la Suisse, la France, l’Allemagne et les Pays-Bas n’auraient prétendument pas de listes d’attente, utiliseraient la participation des patients aux frais pour contenir l’inflation des frais médicaux, auraient de meilleurs résultats quant aux mesures d’hygiène et permettraient l’utilisation de modes de financement et de prestation de services privés parallèles qui sont interdits au Canada. Aux États-Unis, le représentant Paul Ryan, ainsi que des experts de la Heritage Foundation et du Wall Street Journal, recommandent sérieusement l’adoption des programmes d’assurance maladie universelle de la Suisse et des Pays-Bas, pays où les citoyens doivent souscrire une assurance maladie (avec certaines subventions) auprès d’assureurs privés qui se font concurrence pour les attirer comme clients. Toutes ces déclarations reposent sur le principe de base voulant que la bonne façon de réparer les injustices des deux programmes d’assurance maladie nord-américains consiste à demander aux citoyens d’agir comme des consommateurs (de produits d’assurance ou de services de soins de santé).

Ces suppositions sont cependant sans fondement fiable. Prenons par exemple l’affirmation voulant que la concurrence réglementée entre les assureurs de soins médicaux restreigne l’inflation des frais médicaux grâce aux pressions exercées par les consommateurs. La Suisse (depuis 1996) et la Hollande (depuis 2006) sont les deux nations qui ont mis à l’essai cette forme d’assurance maladie universelle. Aucune n’a eu de raison de célébrer comme le laissent croire les experts nord-américains. Les deux ont plutôt enregistré rapidement une hausse de leurs dépenses engagées dans les soins de santé ainsi que de fortes augmentations des coûts administratifs associés à la fourniture et à la réglementation de l’assurance maladie. Par exemple, à la suite des réformes qu’elle a mises en œuvre en 1996, la Suisse occupe le deuxième rang mondial du régime de soins de santé le plus coûteux. La complexité des différentes subventions dans le cas des Pays-Bas, pour prendre un autre exemple, a occasionné l’embauche de plus de 500 nouveaux agents du fisc après 2006. La concurrence réglementée est une notion à la mode, et son langage de marché attire ceux qui sont déjà convaincus que le partage du marché éclipse toujours les programmes administrés comme le régime d’assurance maladie. De telles opinions reposent sur une conviction idéologique et non sur des preuves, même si peu de Nord-Américains connaîtront la vérité en raison de la propagande venue de l’autre côté de l’Atlantique, qui à son tour est amplifiée.

La défense actuelle des propositions de réforme concurrentielle souffre d’un autre problème plus profond : sa confiance dans la participation des patients aux frais, que ce soit lors de l’achat de l’assurance ou au moment de recevoir les soins médicaux. Cette confiance ressemble à une croyance religieuse qui serait maintenue par la répétition et des analogies trompeuses. Par exemple, il est affirmé dans le manuel de microéconomie Microeconomics de Katz et Rosen qu’en général, si « le pain était gratuit, la demande de pain serait extrêmement élevée… et le système de prix [rationne le pain de telle sorte que] quiconque est prêt à payer le prix obtient le bon pain et toutes les personnes qui ne le sont pas, n’en ont pas. »  Si on remplace dans cet exemple le pain par des soins de santé, on fait en sorte que les patients — et les acheteurs d’assurance — paient, ou, comme on le dit sur le marché, « prennent une partie des coûts à leur charge ». Depuis les années 1970, certains économistes ont appuyé le principe faisant des assurés des agents de contrôle des coûts en rendant leur achat d’assurance maladie sensible aux prix. L’idée est simple : plus la couverture est généreuse, plus le montant payé par la personne assurée est élevé. Le fait qu’aucune démocratie industrielle du monde ne compte sur de telles politiques pour restreindre ses dépenses médicales constitue un fait empirique qui ne freine pas la promotion de cette idée.

Les arguments contre la participation des patients aux frais sont encore plus percutants au moment de la prestation des services. Aucune démocratie industrielle ne compte sur la politique de la participation aux frais comme principal outil de contrôle des coûts et cela, pour une bonne raison. (En fait, son rôle dans les programmes de santé des pays de l’Europe occidentale est très modeste). Les franchises limitent l’accès aux soins médicaux préventifs et autres soins bénéfiques. Aussi, la façon dont la coassurance redistribue les coûts des soins de santé nuit encore plus aux personnes atteintes d’une maladie chronique et à celles à faible revenu. C’est précisément pour contrer ces effets de répartition qu’on a créé initialement les régimes d’assurance maladie au Canada et aux États-Unis. L’Amérique du Nord serait donc bien mieux sans ces zombis des soins de santé venus d’une Europe illusoire.

Theodore Marmor est l’auteur du livre Fads, Fallacies, and Foolishness in Medicare Care Management and Policy (2009) et professeur émérite de science politique et de politique publique à l’Université Yale. Il est aussi conseiller expert auprès d’EvidenceNetwork.ca, une ressource Internet complète et non partisane conçue pour aider les journalistes à couvrir les questions de politique de santé au Canada.

mai 2011


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