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Une version de ce commentaire est parue dans La Presse et Le Huffington Post Québec

Les Premières Nations ne sont pas les « fantômes de l’histoire »

On a dépeint les peuples autochtones comme les « fantômes de l’histoire », comme des spectres qui subsistent en arrière-plan de notre patrimoine et le hantent. Cette image renvoie au fait que les Premières Nations ont été en grande partie ignorées dans le récit de l’histoire canadienne, et ce, même si les Canadiens savent parfaitement qu’elles habitaient le territoire bien avant l’arrivée des premiers Européens. Les Canadiens sont aussi généralement conscients que les peuples autochtones ont été victimes de mauvais traitement au fil des années. Leurs terres et leur culture leur ont été arrachées par des moyens douteux, ce qui a engendré des générations d’enfants et d’adultes traumatisés.

Pour de nombreux Canadiens, l’ignorance est une bénédiction : il est en effet beaucoup plus facile pour la conscience de simplement ignorer ce chapitre peu reluisant de l’histoire canadienne en prétendant que les déplacements de populations, l’oppression et les traumatismes infligés aux peuples autochtones n’ont jamais eu lieu.

À court terme, ignorer cette partie de l’histoire peut aider les Canadiens à éprouver de la fierté à l’égard de leur identité nationale, mais à long terme, refuser de faire face à l’histoire entraîne des coûts, en plus de peser lourdement sur la psyché canadienne.

L’occultation des Premières Nations par les colons français et anglais au temps de la Confédération a fait en sorte que les Canadiens ont aujourd’hui du mal à bien définir leur identité, et elle a même pour effet de nuire à notre image à l’échelle internationale. En effet, les efforts déployés par le Canada pour devenir un chef de file mondial de la défense des droits de la personne sont souvent tournés en ridicule en raison du halo de mystère qui entoure le traitement réservé aux Premières Nations.

En 2014, un rapport des Nations Unies a indiqué que, parmi les 100 collectivités ayant le plus faible indice de bien-être des collectivités (IBC) au Canada, 96 étaient des communautés autochtones. En 2015, le Conference Board du Canada a effectué un classement de 117 régions sanitaires au Canada et a constaté que les collectivités autochtones se situaient au bas de celui-ci, principalement en raison de problèmes sociaux ayant des répercussions sur la santé. Ce sont là les effets d’une dévalorisation systématique de tout un groupe de la société, les conséquences du traumatisme autochtone dans la vraie vie.

L’histoire nous enseigne pourtant combien les peuples autochtones ont joué un rôle important dans la fondation du Canada. Selon John Ralston Saul, l’identité canadienne dépasse ses composantes françaises et anglaises et repose dans les faits sur un socle triangulaire qui comprend également les peuples autochtones du Canada. Les premiers explorateurs et colons français, puis anglais, n’auraient en effet jamais réussi ce qu’ils ont accompli sans l’aide de leurs alliés autochtones et de l’ensemble des Premières Nations.

Ce sont les peuples autochtones qui ont enseigné aux deux autres groupes comment vivre dans ce pays que nous appelons le Canada, et c’est grâce à leur participation au commerce des fourrures qu’a pu se mettre en place la première activité économique importante du pays.

Aussi est-ce en y faisant face avec honnêteté et en répondant de manière appropriée aux leçons qu’elle nous enseigne que l’histoire, plutôt que d’être uniquement source de traumatisme, pourra nous apporter des solutions et nous inspirer une fierté renouvelée en l’identité canadienne.

En raison du traumatisme intergénérationnel qui leur a été infligé, de nombreuses Premières Nations sont aujourd’hui aux prises avec d’énormes problèmes sociaux, mais le fait que la population autochtone constitue aujourd’hui le groupe démographique le plus jeune du Canada est une occasion de soutenir au sein d’une génération nombreuse de jeunes des changements qui ensuite pourront se répercuter sur les générations qui suivront. Si nous ignorons les problèmes, le traumatisme continuera de s’accroître de manière exponentielle, et si nous travaillons à les résoudre, c’est la guérison qui s’accroîtra de manière exponentielle.

Mais quelles sont les solutions?

Plusieurs solutions viendront d’un nouvel examen des traités. Plutôt que de les maintenir cachés sous un voile de honte, nous devrions reconnaître et célébrer avec fierté leur existence en mettant l’accent sur leur intention d’origine, qui était d’établir un accord entre les peuples garantissant un partage pacifique du territoire en échange d’une protection contre la faim, la maladie et la perte de pertinence culturelle.

Élément inhérent à la reconnaissance de l’intention des traités, qui se voulaient des accords entre deux peuples, reconnaître la valeur des Premières Nations contribuera à réduire la pression sociale vers l’assimilation. Si vous accordez de la valeur à une personne, vous ne sentirez pas le besoin de l’assimiler. Les peuples autochtones ont toujours résisté à leur intégration dans la société en général par une assimilation forcée. À ce propos, le chef amérindien Sitting Bull a un jour prononcé les paroles célèbres suivantes : « Si le Grand Esprit avait voulu que je sois un homme blanc, il m’aurait fait ainsi dès le départ. »

Par ailleurs, les Premières Nations ne devraient pas être écartées de l’histoire sous prétexte qu’il ne s’agissait que de peuplades de l’âge de pierre ne possédant pas la roue, comme le soutiennent non sans dérision les Conrad Black de ce pays. En fait, le Canada est couvert d’une multitude de rivières et de lacs qui en été étaient sillonnés par des canots d’écorce de bouleau légers et efficaces, fabriqués par les peuples autochtones et par les explorateurs après l’arrivée des Européens. En hiver, les raquettes et le toboggan étaient les seuls moyens de transport permettant de se déplacer sur l’épaisse couche de neige qui abriait notre territoire pendant la majeure partie de l’année. La roue n’était en vérité d’aucune utilité durant cette période de l’histoire.

Valoriser les Premières Nations signifie également que nous devons les aider.

Seulement une poignée de réserves, qui ont eu la chance d’être établies tout près des principaux centres économiques, ont atteint un niveau de vie équivalent à celui du reste de la société canadienne. Le Canada doit s’intéresser à toutes les Shamattawa et Attawapiskat du pays qui sont rongées par les vagues de suicides, la toxicomanie et l’alcoolisme, entre autres problèmes. Des relocalisations forcées ne sont évidemment pas une option, mais valoriser les gens en leur donnant les moyens, s’ils le souhaitent, de déménager avec une aide gouvernementale devrait être une possibilité offerte.

Il faut négocier l’établissement de corridors économiques reliant ces communautés isolées avec les centres régionaux les plus près, car l’accès à des emplois est essentiel pour donner un sens à la vie. Il est impératif que tout nouveau projet d’exploitation des ressources prévoie qu’une part de la propriété revienne aux communautés de la région concernée. Par-dessus tout, les droits issus de traités doivent être transférables et ne plus servir à restreindre les membres des Premières Nations en les confinant dans les limites de leurs réserves désignées.

Il ne s’agit là que d’un point de départ. Il est important de reconnaître dans l’histoire que les Premières Nations formaient à une autre époque un peuple à part entière possédant son indépendance, son territoire, son mode de gouvernance, son activité commerciale, sa culture, ses traditions et sa spiritualité.

Plutôt que de nous concentrer sur les conséquences déplorables des traités, nous devons reconnaître et mettre en application leur intention d’origine, ce qui contribuera grandement à rétablir la fierté, le respect et la dignité des peuples autochtones, et permettra en même temps de réconcilier avec elle-même la conscience divisée des Canadiens en leur donnant la possibilité d’éprouver de manière réaliste de la fierté à l’égard de leur identité nationale. Une telle démarche aiderait également les peuples autochtones à prendre la place qui leur revient de plein droit en tant que l’un des pôles essentiels du socle triangulaire de l’identité canadienne.

Ensemble, nous pouvons sortir les peuples autochtones de l’ombre afin qu’ils cessent d’être les « fantômes de l’histoire » et qu’ils puissent enfin prendre la place qui leur revient en tant que citoyens à part entière du Canada.

 

Cet article reprend le contenu d’une allocution prononcée par Len Flett à l’occasion d’une conférence sur le traumatisme autochtone et la guérison tenue à Calgary (Alberta).

Leonard G. Flett est auteur de l’ouvrage From the Barren Lands et membre de la Première Nation de Kitchenuhmaykoosib Inninuwug (Big Trout Lake [Ontario]). Il a été vice-président de la Compagnie du Nord-Ouest et président de IndSpire, et est membre de l’Ordre du Canada et de l’Ordre du Manitoba. 

Nicole Letourneau est auteure de l’ouvrage Scientific Parenting et professeure au Centre Owerko de l’Université de Calgary, qui se consacre à la recherche sur le neurodéveloppement des enfants.

Tous deux sont experts-conseils à EvidenceNetwork.ca.

Novembre 2016


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