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Une version de ce commentaire est parue dans Le Devoir

Le gouvernement ontarien a promis de réduire de façon substantielle son déficit de 16 milliards de dollars au cours des prochaines années, et l’une des mesures envisagées pour ce faire est de juguler la croissance des dépenses en santé. Ainsi, lorsque la ministre de la Santé a interrompu les discussions avec l’Ontario Medical Association et imposé des compressions et des gels des honoraires payés aux médecins ontariens, elle signalait l’endroit où devait commencer la réduction des coûts du système de soins de santé de l’Ontario.

Le premier ministre Dalton McGuinty a de son côté demandé aux autres provinces de réfléchir à la possibilité de suivre l’exemple ontarien, et celles-ci observent actuellement l’Ontario avec attention afin de voir s’il est politiquement réalisable de réduire de la sorte les coûts en santé. La réaction de l’Association médicale canadienne a été de supputer que les médecins ontariens pourraient être tentés de quitter la province afin d’aller pratiquer dans des endroits où leur rémunération sera en croissance, et que ces coupes entraîneront en définitive une augmentation du temps d’attente en Ontario.

Bien qu’il ait été abondamment question du plafonnement des dépenses liées à la rémunération des médecins, le gouvernement n’a pas dans les faits imposé de limite au budget du régime d’assurance-santé de l’Ontario et ne cherchera pas à réduire le nombre de services offerts. Il a simplement réduit les honoraires payés pour ces services, ou empêché leur augmentation dans la plupart des cas. Ciblant une économie de 338 millions de dollars, qui seront probablement réinvestis, fait remarquer la province, dans les soins de première ligne au cours des prochaines années, les coupes envisagées s’appuient en grande partie sur une réduction des honoraires et très peu sur une modification de la quantité des services offerts par les médecins. Les compressions les plus importantes prévues par le gouvernement toucheront par ailleurs un petit nombre de spécialistes et auront un effet minime sur les honoraires payés à la majorité des médecins.

La documentation économique en matière de santé offre un aperçu de ce à quoi on peut s’attendre d’un tel changement. Comment une personne réagit-elle à une diminution de sa rémunération? Une compression des honoraires des médecins peut avoir des effets opposés.

D’une part, suite à une telle compression, il devient tout simplement moins coûteux pour un médecin sur le plan de son revenu de recevoir un patient en moins. Réduire le nombre d’heures travaillées entraîne en effet une plus petite perte de revenu. Toutefois, les frais fixes que doit assumer la majorité des médecins (loyer, salaire des employés, équipement) resteront quant à eux inchangés, de sorte que le coût d’une réduction des heures travaillées ne pourra pas diminuer autant que si ces frais n’existaient pas. D’autre part, une compression des honoraires (ou même un gel, dans la mesure le coût de tout le reste augmente) entraînera nécessairement une perte de revenu, ce qui constitue un incitatif pour les médecins à accroître et non à restreindre leur nombre d’heures travaillées, afin de compenser cette perte. Dans l’ensemble, il semble donc peu probable qu’une modification relativement légère apportée à la rémunération de la plupart des médecins donne lieu à un recul important du nombre d’heures travaillées par les omnipraticiens et les omnipraticiennes.

Certains modèles économiques prédisent que si le prix de chacun des actes posés par les médecins diminue, ces derniers pourraient réagir en augmentant les activités en marge des traitements, comme les consultations de suivi ou les analyses, afin ainsi de rééquilibrer leur revenu. Toutefois, cette réaction est peu probable chez les médecins de première ligne, en raison de quatre facteurs.

Premièrement, on peut supposer de façon assez certaine que les médecins n’ont pas véritablement intérêt à réagir de la sorte. Ils ne tirent en effet aucun avantage autre que pécuniaire à donner à leurs patients des soins dont ils n’ont pas réellement besoin. Deuxièmement, les patients désireux de consulter un médecin de famille ne manquent pas et les médecins ont déjà devant eux une énorme charge de travail, sans qu’il leur soit nécessaire d’augmenter le nombre des consultations de suivi.  Troisièmement, un nombre toujours plus grand de médecins abandonnent le mode de rémunération à l’acte, dans le cadre duquel ils sont payés pour chaque acte qu’ils posent, afin d’intégrer des groupes de médecine, où ils reçoivent un salaire ou une rémunération correspondant au nombre de patients traités. L’incitation à multiplier les traitements qui ne sont pas nécessaires apparaît dès lors moins forte. Les médecins recevant une rémunération par patient pourraient même avoir tendance lorsqu’ils en sont capables à accroître la quantité de patients qu’ils suivent, car un nombre accru de patients signifie pour eux un revenu accru, ce qui n’est pas le cas pour les traitements de suivi.

Finalement, doit-on s’attendre à voir les médecins quitter l’Ontario pour une autre province ou même un autre pays? La rémunération est certainement un facteur déterminant du lieu de pratique d’un médecin, mais il ne s’agit pas du seul facteur à prendre en compte. Les privilèges hospitaliers, les réseaux professionnels et divers autres facteurs non reliés au travail jouent également un rôle important. Il est coûteux d’aller s’établir ailleurs, et la petitesse des modifications apportées à la rémunération relative des médecins rend peu probable l’éventualité de leur départ. Il aurait pu en être autrement avec des modifications plus importantes, mais les médecins canadiens demeurent extrêmement bien payés, et ceux de l’Ontario ne font pas exception à la règle.

Des études récentes portant sur la rémunération des médecins dans les pays de l’OCDE indiquent que les médecins canadiens sont parmi les mieux payés. Quelle que soit la façon dont leur rémunération est mesurée (en convertissant les devises de manière à ce qu’un dollar ait essentiellement le même pouvoir d’achat dans chaque pays ou en comparant la rémunération des médecins d’un pays avec le salaire moyen des travailleurs dans ce même pays), ils occupent toujours une place enviable du classement. Selon la méthode qui consiste à comparer les revenus en fonction du pouvoir d’achat, ils sont moins payés que les médecins américains, légèrement moins que ceux d’Angleterre ou d’Allemagne, mais mieux que ceux de la majorité des pays de l’OCDE. Selon la méthode qui consiste à comparer les revenus en fonction de leur rapport de proportion avec le salaire moyen dans la population, seuls les médecins américains se révèlent mieux payés que les médecins canadiens. Et les médecins spécialistes occupent une place encore plus élevée dans les classements, bien qu’ils demeurent derrière leurs homologues des États-Unis.

Enfin, bien que l’Ontario soit l’une des premières provinces du Canada à tenter de contenir les coûts liés à la rémunération de ses médecins (on lui doit à ce titre le mérite d’avoir pris des mesures concrètes pour ce faire), les dépenses en santé sont une préoccupation nationale et il est probable que d’autres provinces souhaiteront suivre l’exemple ontarien. Peut-être pas dans sa forme, mais dans son fond certainement.

Mark Stabile est directeur de l’École de politique publique et de gouvernance de l’Université de Toronto et professeur à la Rotman School of Management de la même université. Il œuvre également à titre d’expert-conseil auprès d’EvidenceNetwork.ca.

juin 2012


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