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THE CANADIAN PRESS/Chris Young

Des sujets de recherche piégés entre les élus et les comités d’éthique de la recherche

 

Les appels à l’élaboration de politiques fondées sur des preuves se sont multipliés au cours des dernières décennies. Les défenseurs avancent que l’utilisation systématique des meilleures preuves scientifiques disponibles peut aider à éviter les préjudices et à atteindre les objectifs en matière de politiques sociales, tout en évitant la manipulation délibérée de preuves scientifiques à des fins politiques. Les expériences sur le revenu de base menées en Finlande, en Ontario (Canada), à Barcelone, aux Pays-Bas et ailleurs dans le monde semblent être un moyen idéal de générer des preuves solides pour l’élaboration des politiques.

Cependant, l’élaboration des politiques publiques est, sous un rapport qualitatif, différente de la prise de décision technique. Si les décisions cliniques dans le domaine de la médecine, par exemple, peuvent reposer sur des preuves recueillies sur les effets des interventions, l’élaboration de politiques suppose généralement de faire un compromis entre des idées divergentes et des valeurs sociales, des questions que la science ne peut résoudre à elle seule.

Par exemple, la décision d’homologuer un nouveau vaccin pour enfants repose sur les réponses à un ensemble de questions bien comprises : le vaccin est-il efficace pour réduire le nombre et la gravité des cas de la maladie en question? Les avantages l’emportent-ils sur les dommages potentiels? Et (parfois), le nouveau vaccin est-il rentable? Ce sont des questions techniques qui appellent des réponses claires.

Si, toutefois, nous voulons décider de rendre obligatoire ou non le nouveau vaccin, il faut un nouvel ensemble de questions : l’État peut-il obliger la vaccination ou les parents devraient-ils pouvoir décider pour leurs enfants? À quel âge un enfant peut-il donner son consentement? Est-ce que les droits des personnes vulnérables susceptibles d’être infectées par des enfants non vaccinés ont préséance sur le droit des familles de refuser la vaccination? La santé publique doit-elle primer les droits des minorités religieuses ou culturelles? Ces questions reflètent les valeurs sociales et, dans une société pluraliste, il n’existe pas de réponses toutes faites.

Avec cette distinction à l’esprit, il n’est pas surprenant que les expériences en cours sur le revenu de base aient ouvert la voie à de monumentales incompréhensions entre chercheurs et décideurs. Ces confusions ont pris de l’ampleur lorsque l’expérience de trois ans sur le revenu de base garantie, tentée en Ontario, a été annulée après l’élection d’un nouveau gouvernement provincial progressiste-conservateur, à peine trois mois après la fin de l’échantillonnage.

Les chercheurs universitaires et les acteurs politiques voient les décisions politiques sous des angles fondamentalement différents. Formés à se concentrer sur des questions qui amènent des réponses, les universitaires tentent de dépolitiser la science afin que les preuves recueillies ne soient pas utilisées à mauvais escient ou soient mal présentées. Ils se concentrent sur des questions d’échantillonnage et de concept expérimental appropriés, ainsi que sur les limites de la généralisation.

Or, les preuves scientifiques qu’un universitaire trouve convaincantes ont peu d’influence sur les décideurs. Ces derniers craignent que les expériences elles-mêmes privilégient certains types de données et détournent le débat politique des valeurs sociales et des questions politiques qui devraient être centrales.

L’annulation de l’expérience ontarienne montre l’écart entre les points de vue des chercheurs et ceux des politiciens. Le 31 juillet, la ministre Lisa MacLeod a déclaré que le programme « défaillant » ne fonctionnait pas.

Comme aucun élément de preuve n’avait été recueilli au-delà de l’enquête initiale, des chercheurs perplexes la pressèrent de s’expliquer. Ce qu’elle a fait : « Lorsque vous encouragez les gens à accepter de l’argent sans aucune condition, cela n’envoie pas le message que notre ministère et notre gouvernement veulent envoyer. Nous voulons remettre les gens au travail pour qu’ils deviennent des membres productifs de la société quand c’est possible. »

Autrement dit, toutes les preuves que l’expérience aurait pu recueillir n’ont aucun intérêt; l’expérience, de par sa nature, a envoyé le mauvais message selon un gouvernement convaincu que le meilleur programme social se résume à un emploi. Il apparaît que le gouvernement n’a simplement pas cherché à savoir si le projet pilote améliorerait la santé physique et mentale des bénéficiaires, si l’insécurité alimentaire régresserait ou si les familles seraient en mesure de prendre de meilleures décisions financières, si le niveau de scolarité augmenterait ou si les personnes trouveraient des emplois de meilleure qualité.

L’idée même d’« argent sans aucune condition » va, semble-t-il, à l’encontre des valeurs politiques et sociales profondément ancrées du nouveau gouvernement qui veut notamment être reconnu pour raffermir le secteur de l’emploi, quels que soient les coûts ou les conséquences d’une telle politique.

L’expérience ontarienne ayant été approuvée par un comité d’éthique exigeant que les participants donnent leur consentement éclairé, 6 000 participants se sont donc inscrits, et 4 000 d’entre eux ont signé des lettres leur promettant un revenu de base durant trois ans. Par la suite, les médias ont rapporté que le ministre annulait le projet, sans préciser une transition pour les participants qui ne recevraient plus de financement. Pendant un mois complet, on a laissé les participants dans l’ignorance complète sur la suite des choses.

Les chercheurs, habitués à être supervisés par des comités d’éthique, s’attendaient à ce que le ministère communique à tout le moins avec les participants et demande l’avis du comité d’éthique qui a approuvé l’expérience. Le ministère s’est donc trouvé coincé entre les attentes des politiciens utilisés pour fermer le robinet du « financement à la demande » et une infrastructure de recherche soucieuse de minimiser les dommages causés aux personnes par les expériences de recherche.

Lorsque des chercheurs universitaires tentent de mener des recherches pertinentes pour les politiques, on constate souvent au final que les élus ne prêtent aucune attention aux preuves jugées convaincantes par les chercheurs, tout simplement parce qu’elles ne traitent pas des valeurs sociales qui sous-tendent l’élaboration des politiques, du point de vue des politiciens. L’annulation du projet en Ontario montre que les efforts pour générer des preuves pertinentes pour l’élaboration de politique, dans le cadre d’un partenariat entre universitaires et décideurs au départ bien intentionnés, survivent rarement à une élection qui laisse place à un nouveau gouvernement, doté d’un nouvel ensemble de valeurs sociales.

Une politique fondée sur des données probantes est un objectif louable, mais notre expérience suggère que les chercheurs universitaires doivent se garder de former des partenariats avec des chercheurs gouvernementaux lorsque les résultats obtenus sont sensibles sur le plan politique.

Par ailleurs, dans le cadre de recherches, les gouvernements devraient reconnaître explicitement leurs obligations dictées par des directives en matière d’éthique qui régissent les chercheurs universitaires. Les politiciens sont en définitive responsables devant la population diversifiée qu’ils servent. En outre, les fonctionnaires et les politiciens qui s’engagent dans des recherches ont des obligations supplémentaires et particulières à l’égard des êtres humains vulnérables qui participent à des recherches.

Enfin, les chercheurs devraient hésiter avant d’entreprendre des partenariats de recherches pour lesquels le financement est sous la gouverne politique. Un organisme indépendant conçu pour superviser l’expérience responsable de répartir les fonds et de publier les résultats constituerait une solution de choix.

 

 

Evelyn L. Forget est l’auteure de l’ouvrage Basic Income for Canadians: the Key to a Healthier, Happier, More Secure Life for All (James Lorimer and Co.). Elle est économiste de la santé à l’Université du Manitoba et collaboratrice à EvidenceNetwork.ca attaché à l’Université de Winnipeg.


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