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Une version de ce commentaire est parue dans Le Huffington Post Québec

Regarder en face certaines vérités désagréables sur les opioïdes

Au cours de la dernière année, je ne compte plus les fois où l’épidémie d’opioïdes, sous une forme ou une autre (Prince, naloxone, fentanyl, nouveau-nés souffrant du syndrome de sevrage, et j’en passe) s’est retrouvée à la une des journaux. Ce qui distingue cette épidémie, c’est non seulement son coût en vies humaines – des centaines de milliers de décès, d’innombrables millions de victimes – mais également le fait que, contrairement au SRAS, à l’Ebola ou à l’influenza, rien ne laisse entrevoir une fin. Le « pourquoi » est compliqué, mais il est lié en partie aux croyances répandues sur le rôle de ces médicaments dans la pratique de la médecine.

Il s’agit là de la pire crise de notre époque en matière d’innocuité des médicatements. Pour y remédier, il faut regarder certaines vérités désagréables en face et se poser certaines questions difficiles.

L’une d’entre elles, c’est que les ordonnances rédigées avec de bonnes intentions ont alimenté cette crise. Depuis maintenant 20 ans, les médecins prescrivent abondamment des opioïdes – des médicaments comme l’oxycodone, l’hydromorphone et autres – pour la douleur chronique, l’un des problèmes les plus courants que nous voyons. Nous le faisons parce que le soulagement de la douleur constitue notre principal objectif, parce que nous sommes conditionnés à intervenir et parce que certains spécialistes nous ont assuré que cette pratique était sûre, efficace et reposait sur de solides preuves médicales.

Ce n’est pas le cas.

Malgré les meilleures intentions, nous avons inondé les foyers nord-américains d’opioïdes plus purs et souvent plus forts que l’héroïne. De plus en plus, ces médicaments se sont retrouvés entre de mauvaises mains, ce qui a détruit du même coup de jeunes vies et d’innombrables familles. Malheureusement, même si les patients souffrant de douleur chronique ont suivi nos consignes, nous avons causé plus de tort que nous avions prévu. Selon certaines estimations, 10 p. 100 des cas ont sombré dans la dépendance, même si on nous avait dit que cela ne se produisait que rarement. Certains ont eu des accidents de voiture. D’autres sont tombés, ce qui a entraîné des fractures des os ou des blessures à la tête. Et d’autres encore, particulièrement ceux à qui on avait prescrit de fortes doses ou qui prenaient leur médicament avec des sédatifs ou de l’alcool, sont tout simplement allés se coucher et ne se sont pas réveillés.

Pourtant, nous poursuivons cette pratique. Ici, le « pourquoi » devient plus compliqué – nous avons pris l’habitude de le faire, il est facile de rédiger une ordonnance, les gens s’attendent à recevoir des pilules, elles sont couvertes par l’assurance tandis que d’autres traitements ne le sont pas, et ainsi de suite. Facteur crucial, nos patients nous disent souvent que les opioïdes les soulagent, qu’ils ont besoin d’eux pour fonctionner et qu’ils ne pourraient pas s’imaginer affronter la vie sans eux. Ces anecdotes, racontées honnêtement et avec conviction, sont marquantes.

Remettre ouvertement en question le rôle des opioïdes dans le traitement de la douleur chronique, c’est susciter la colère des patients et, parfois, le mécontentement des collègues, plus particulièrement de ceux qui se spécialisent dans la médecine de la douleur. Mais il est grand temps que les médecins (et les patients) s’arrêtent pour réfléchir à ce qui se produit lorsque ces médicaments sont prescrits pendant des mois ou des années à la fois et à ce que devraient être les objectifs honnêtes de la pharmacothérapie.

Il est vrai que les opioïdes soulagent la douleur. C’est la raison pour laquelle ils peuvent être utiles après une fracture ou une intervention majeure. Rappelons également que les effets de l’analgésie s’estompent avec le temps, un phénomène qui porte le nom de tolérance. Au moment où la douleur réapparaît, les doses sont souvent augmentées et le cycle se poursuit. La dépendance physique est un phénomène encore plus pernicieux qui se développe en quelques jours et provoque des symptômes de sevrage (notamment de la douleur, des crampes abdominales, de l’irritabilité et un état de manque) lors de l’arrêt des opioïdes. Les patients ne tardent pas à apprendre que ces symptômes disparaissent lorsqu’ils recommencent à prendre le médicament. Faut-il s’étonner qu’un patient aux prises avec une douleur chronique y voie une preuve d’efficacité? Bien sûr que non et cela conduit tout droit à une thérapie qui se prolonge indéfiniment.

Attardons-nous un peu aux raisons pour lesquelles les médecins prescrivent des médicaments. L’objectif ne consiste pas toujours à procurer des bienfaits qui excèdent les maux. Peu importe le médicament ou le patient, un bienfait n’est jamais garanti et les maux planent toujours. C’est pourquoi nous ne prescrivons pas d’antibiotique pour le rhume. Oui, le risque est faible, mais il n’y a aucun bienfait possible parce que les virus ne répondent pas aux antibiotiques. C’est un raisonnement facile à faire.

Qu’arrive-t-il quand les bienfaits d’un médicament disparaissent avec le temps, mais que les maux persistent ou encore s’intensifient? Que se passe-t-il lorsque les bienfaits se définissent par la prévention des symptômes de sevrage, comme la douleur elle-même, en compromettant ainsi l’évaluation de l’efficacité? Que se produit-il si les patients rejettent ce concept, comme ils le font souvent avec insistance? Et qu’advient-il quand, contrairement à la plupart des autres médicaments, il n’est plus possible de tout simplement mettre fin à la thérapie sans déclencher une cascade de problèmes nouveaux et très sérieux?

Ces questions méritent que chaque médecin qui traite la douleur chronique et les patients qui en souffrent y réfléchissent. L’objectif des antalgiques ne se résume pas à soulager la douleur, mais plutôt à aider davantage qu’à nuire. Parfois, le traitement chronique aux opioïdes répond à cet objectif, mais moins souvent que nous le pensons.

David Juurlink est professeur et chef de la Division de pharmacologie clinique et de toxicologie à l’Université de Toronto en plus d’agir comme expert-conseil à EvidenceNetwork.ca. @davidjuurlink


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