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Comment la surveillance du taux de glycémie peut nuire à notre système de santé

Les diabétiques connaissent bien de nos jours une forme moderne de saignée, qui consiste à se transpercer le bout d’un doigt afin d’y prélever quelques gouttes de sang. En déposant ce sang sur une bandelette réactive qu’ils insèrent ensuite dans un appareil appelé glucomètre, ils peuvent connaître leur taux de glucose sanguin. Certaines répètent cette procédure jusqu’à huit ou dix fois par jour.

Mais se pourrait-il que la plupart de ces prélèvements et vérifications soient inutiles, qu’ils ne contribuent presque en rien à contrôler la maladie, et qu’ils provoquent dans les faits plus d’angoisse qu’autre chose, en plus de menacer la viabilité du système public de soins de santé?

Il semble que ce soit le cas, du moins si on en croit certaines des données disponibles les plus fiables en matière de santé, selon lesquelles une surveillance fréquente du taux de glycémie n’est pas souhaitable chez les personnes qui ne s’administrent pas d’insuline. Cette pratique provoque une angoisse pouvant mener à la dépression, tandis que les bandelettes réactives, qui coûtent environ un dollar chacune, entraînent une dépense inutile de centaines de millions de dollars chaque année.

La vérification du taux de glycémie est une pratique essentielle chez les diabétiques insulinodépendants, c’est-à-dire chez les personnes qui sont nées avec la maladie ou chez qui elle est apparue pendant l’enfance.

Toutefois, 80 pour cent des diabétiques sont atteints du diabète de type deux, qui se développe généralement à l’âge adulte et nécessite un contrôle du taux de glycémie par la pratique de l’exercice physique et une modification du régime alimentaire.

Certains médicaments peuvent contribuer à prévenir les complications liées au diabète, mais est-ce le cas d’une vérification fréquente du taux de glycémie? La réponse est non, selon l’Agence canadienne des médicaments et des technologies de la santé, qui a publié l’année dernière un rapport indiquant qu’une vérification trop fréquente du taux de glycémie est inutile et peut même être nuisible. Un rapport ontarien aussi publié l’année dernière estime que les pertes causées par l’utilisation non nécessaire de bandelettes réactives se situent entre 20 millions et 40 millions de dollars chaque année.

Étant donné ce qu’affirme l’agence, si l’on extrapole les données du rapport ontarien à l’ensemble du pays, on peut supposer que les Canadiennes et les Canadiens gaspillent annuellement entre 50 millions et 100 millions de dollars par année dans l’achat de bandelettes réactives inutiles. Imaginons l’ampleur des programmes de prévention du diabète que nous pourrions financer avec une telle somme.

Selon ce que j’en sais, une seule province a jusqu’à maintenant tenté de corriger le tir. L’année dernière, la Nouvelle-Écosse a pris la décision de mettre un frein au gaspillage et au préjudice causés par une utilisation excessive des bandelettes réactives en imposant pour les diabétiques non insulinodépendants un plafond quant au nombre de bandelettes réactives couvertes par le régime d’assurance-médicaments. Cette politique me semblait raisonnable et je me souviens avoir admiré le courage de la province.

Mais dès le lendemain de l’annonce, le gouvernement néo-écossais a aussitôt retiré sa politique. Comme c’est souvent le cas lorsqu’un organisme en santé est critiqué parce qu’il tente de faire des économies, il a dû faire face à une rhétorique extrêmement alarmiste de la part du groupe de patients touché par la mesure. Les pressions exercées par l’industrie du diabète et l’Association canadienne du diabète peuvent être très fortes, particulièrement si l’on tient compte du fait que les activités de ces groupes d’intérêts sont en partie financées par les plus importantes sociétés pharmaceutiques de la planète. Elles ont dans ce cas-ci été suffisantes pour remettre la petite Nouvelle-Écosse à sa place.

C’est malheureux.

La Nouvelle-Écosse aurait pu économiser trois millions de dollars par année et investir cet argent dans la prévention. Une telle politique aurait toutefois déplu aux groupes qui défendent les intérêts des patients et aux puissantes associations de sociétés qui financent ces groupes et font la promotion des bandelettes réactives, des glucomètres permettant de lire ces bandelettes, des médicaments et de tout l’attirail lié au traitement du diabète.

Au cours de la dernière décennie, les campagnes de promotion de la surveillance glycémique chez les diabétiques de type deux se sont multipliées, invitant tout particulièrement les personnes ayant un diabète léger à vérifier régulièrement leur taux de glucose sanguin et les amenant de cette façon à développer une véritable obsession pour leur taux de glycémie. Si les bandelettes réactives étaient un médicament, elles figureraient parmi les cinq médicaments les plus coûteux pour les régimes provinciaux d’assurance-médicaments, leur coût ayant littéralement explosé au cours des cinq dernières années.

C’est une absurdité. Personne ne souhaite vérifier inutilement son taux de glucose sanguin tous les jours, mais une rhétorique fondée sur la peur pousse beaucoup de gens à effectuer fréquemment cette vérification, croyant qu’une telle précaution leur permettra d’éviter une maladie rénale ou la cécité diabétique, alors que c’est complètement faux.

Les gouvernements s’élèveront-ils un jour contre cette vaste escroquerie entourant le diabète? Les grandes provinces se montrent plus lâches encore que la courageuse petite Nouvelle-Écosse, prenant parti pour cette coalition de sociétés et d’associations qui profitent du diabète. Les gouvernements comme celui de la Colombie-Britannique affirment vouloir mettre l’accent sur l’éducation des diabétiques,  ce qui manifestement est nécessaire, mais ils ne semblent pas enclins à vouloir financer cette éducation avec l’énorme montant que permettrait d’économiser un arrêt du gaspillage.

Les gouvernements sont censés prendre des décisions en matière de santé fondées sur des faits. Ils sont censés examiner les meilleures données scientifiques accessibles et élaborer des politiques en matière d’assurance-maladie ou d’assurance-médicaments tenant compte de ces données. Ils ne sont certainement pas censés plier l’échine devant ce Goliath qu’est l’industrie du diabète, dont le besoin constant de faire saigner les gens au nom du seul profit apparaît de plus en plus insoutenable et douteux.

Alan Cassels est chercheur dans le domaine des politiques sur les médicaments à l’Université de Victoria et œuvre à titre d’expert-conseil auprès d’EvidenceNetwork.ca, une ressource en ligne complète et indépendante mise sur pied afin d’aider les journalistes à mieux couvrir les enjeux liés à la santé au Canada.

mai 2011

 


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