Une version de ce commentaire est parue dans La Presse et Le Huffington Post Quebec

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THE CANADIAN PRESS/Justin Tang

Il faut donner aux juges plus de souplesse pour la détermination de la peine

Il n’y a pas de justice pour les femmes autochtones dans le système de justice canadien actuel.

Les femmes autochtones sont victimes de violence presque trois fois plus fréquemment que les femmes non autochtones. Les femmes autochtones sont aussi plus susceptibles que les femmes non autochtones de commettre des infractions criminelles — tout en étant neuf fois plus susceptibles d’être condamnées à des peines d’emprisonnement.

La sénatrice indépendante Kim Pate a récemment déposé le projet de loi S‑251, qui donnerait aux juges canadiens la souplesse de déterminer une juste peine par rapport à l’infraction, que celle-ci entraîne une peine minimale d’emprisonnement obligatoire ou non. Une juste peine tient compte de la gravité de l’infraction et du degré de responsabilité du délinquant. Mais elle tient également compte des circonstances dans lesquelles la personne a commis l’acte en cause.

Les juges ont déjà le pouvoir d’imposer une peine plus sévère que la peine minimale obligatoire; le projet de loi leur permettrait d’imposer une peine moins sévère, lorsque les circonstances le justifient.

Quel est le lien entre la peine minimale et l’absence de justice pour les femmes autochtones?

Pour les femmes autochtones en particulier, la peine minimale est souvent la peine imposée de façon systématique pour des crimes commis en contexte d’extrême pauvreté, de victimisation violente ou de crainte que l’État ne retire aux femmes leurs enfants. Les femmes autochtones qui subissent le racisme et la violence du système colonial sont retrouvent dans des situations où prévalent des « facteurs de risque », et certaines d’entre elles finissent par poser un acte criminel.

Par l’imposition de peines minimales d’emprisonnement, on enlève aux tribunaux le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de ce genre de circonstances pour la détermination de la peine.Pire encore : les peines minimales affectent durement et de façon disproportionnée les femmes autochtones, puisque les juges n’ont pas le pouvoir d’adapter la peine pour tenir compte des circonstances dans lesquelles les femmes autochtones commentent un acte criminel.

La proportion et le nombre de femmes autochtones dans les prisons canadiennes ont rapidement grimpé depuis que la peine minimale d’emprisonnement est devenue la norme.

L’affaire récente de Cheyenne Sharma illustre cette tendance. Sharma, une jeune femme de 20 ans de la bande de Saugeen, a été arrêtée à l’aéroport Pearson en possession de cocaïne. Elle n’avait alors aucun dossier criminel et a coopéré immédiatement avec la police et tout au long de l’enquête. Sharma a expliqué subséquemment avoir accepté de transporter une valise contenant de la cocaïne en échange d’argent, car elle était terrifiée à l’idée de perdre son logement et, par conséquent, sa fille. Comme de trop nombreuses familles autochtones, Sharma et sa fille vivaient dans la pauvreté, dans une situation précaire qui, trop souvent, menaçait de dégénérer jusqu’à l’itinérance.

L’histoire personnelle et familiale de Sharma montre un scénario intergénérationnel que connaissent de nombreuses femmes autochtones : la grand-mère de Sharma était la survivante d’un pensionnat, et sa mère a vécu la plupart du temps dans une famille d’accueil. Sharma vivait quant à elle dans la pauvreté, elle a subi de la violence sexuelle puis a développé des problèmes de toxicomanie dans sa jeunesse.

Sharma a toutefois vu son cas se conclure de façon inhabituelle : en effet, les services juridiques autochtones ont contesté avec succès la peine obligatoire qui aurait dû s’appliquer à elle. Mais pour obtenir ce genre de réussite, cela prend des ressources qui sont rarement disponibles dans notre système d’aide juridique chroniquement sous-financé.

En fin de compte, même le procureur a admis que la peine minimale d’emprisonnement était trop dure pour Sharma compte tenu de son histoire familiale et personnelle. Toutefois, comme l’a fait observer Jonathan Rudin, directeur des services juridiques autochtones à Toronto : « Le fait que la Couronne considère son histoire personnelle comme exceptionnelle montre bien que les circonstances dans lesquelles vivent les peuples autochtones sont incomprises ».

Le juge du procès a convenu, comme les services juridiques autochtones, qu’il aurait été cruel d’imposer à Sharma la peine minimale obligatoire.

Le fait de donner aux tribunaux le pouvoir discrétionnaire de déterminer la peine revêt beaucoup d’importance, car la recherche montre que les femmes autochtones qui ont subi de la violence sont plus susceptibles que toutes les autres femmes de plaider coupable à des accusations graves et qu’elles sont plus susceptibles de se voir imposer des peines d’emprisonnement plus longues.

Le projet de loi de la sénatrice Pate permettrait aux juges d’adapter la peine pour tenir compte de l’histoire de gens comme Sharma, sans devoir mener les coûteuses batailles juridiques que la plupart des gens ne sont pas en mesure de se permettre.

L’imposition de la peine fondée sur les preuves est une approche sensée pour tous les acteurs du système pénal canadien. Pour les femmes autochtones, c’est surtout un besoin urgent et impératif.

Nous soutenons le projet de loi de la sénatrice Pate, sans toutefois le considérer comme une panacée. Nous considérons que ni les juges ni le système de justice canadien ne sont en mesure d’offrir aux peuples autochtones du Canada la justice qu’ils méritent. Il faut penser à une solution intégrale et restaurer les processus et les systèmes juridiques autochtones, et mettre en place des approches qui tiennent compte des besoins et des préoccupations des femmes autochtones ainsi que du savoir autochtone.

Pour l’heure, l’imposition de la peine minimale obligatoire empire un système déjà injuste.

En attendant une réforme systémique et approfondie, le pouvoir de déroger à l’imposition de la peine minimale est une étape simple qui permet de régler certains des problèmes les plus graves du système pénal dont souffrent les femmes autochtones.

 

Patricia M. Barkaskas est directrice de l’Indigenous Community Legal Clinic à l’école de droit Peter A. Allard de l’Université de la Colombie-Britannique, ainsi qu’experte-conseil pour EvidenceNetwork.ca. 

Emma Cunliffe est professeure agrégée à l’école de droit de Peter  A. Allard de l’Université de la Colombie-Britannique, ainsi qu’experte-conseil pour EvidenceNetwork.ca.


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