Une version de ce commentaire est apparu dans La Presse et Le Huffington Post Québec
L’instauration d’une taxe sur les boissons sucrées (ou, si vous préférez, les boissons gazeuses) pour diminuer le fardeau de l’obésité suscite un intérêt grandissant au Canada. Ainsi, un rapport sénatorial sur le sujet publié récemment recommande d’évaluer la possibilité d’adopter une telle mesure en citant comme un exemple de réussite les lourdes taxes prélevées sur les produits du tabac.
Une question s’impose : la taxation des produits du tabac a-t-elle des retombées aussi positives qu’on le prétend souvent?
Certes, la prévalence du tabagisme a diminué depuis l’adoption à l’échelle du pays d’un train de mesures vigoureuses, dont la taxation ne constitue qu’un volet. Lorsqu’on y regarde d’un plus près, toutefois, on constate que cette régression n’est pas uniforme au sein de la population.
D’après les chiffres, la majorité des personnes qui ont cessé de fumer ou qui n’ont pas adopté la cigarette au cours des 30 dernières années ont un statut socioéconomique élevé. Chez les groupes au bas de l’échelle, le nombre de fumeurs n’a diminué que très faiblement.
Le fossé est particulièrement évident en ce qui touche la consommation élevée de tabac. En 1974, 29 % des femmes sans diplôme d’études secondaires étaient de grandes fumeuses. En 2005, leur proportion n’avait régressé qu’à 24 % ‒ une amélioration, soit, mais plus que modeste. À titre comparatif, 18 % des femmes avec diplôme universitaire étaient de grandes fumeuses en 1974, mais leur nombre avait chuté à 3 % une trentaine d’années plus tard. Pourtant, les taxes sur le tabac représentent un fardeau beaucoup plus lourd pour les personnes à faible revenu que pour les autres.
Une tendance identique a été observée aux États-Unis. De 1996 à 2012, le tabagisme a régressé plus vite dans les comtés affichant les niveaux de revenu les plus élevés. Et le phénomène n’est pas propre à l’Amérique du Nord. En effet, les pays européens ont relevé sur une période comparable des disparités socioéconomiques semblables en matière de diminution du tabagisme.
Alors, pourquoi se fait-il que la taxation des produits du tabac n’ait pas produit les résultats escomptés dans les groupes à faible revenu? L’explication est simple : ce n’est pas le coût faible ou élevé du tabac qui incite les gens à fumer ni le prix modique des boissons gazeuses qui les incitent à en consommer. La raison est ailleurs.
Le tabac procure un bonheur passager; même chose pour les boissons sucrées. En effet, qui n’a pas pris plaisir un jour à savourer un coca-cola bien glacé? En définitive, la taxation aura provoqué à l’égard du tabagisme une évolution des mentalités qui a incité de plus en plus de personnes, en particulier celles qui avaient des moyens et des ressources à leur disposition, à se départir de cette habitude ou à ne pas l’adopter.
En réalité, les politiques sur le tabagisme, dont la taxation, ont vraisemblablement eu pour effet d’élargir le fossé en matière de santé. Les maladies associées au tabac – cancer du poumon, bronchopneumopathie chronique obstructive, diabète et maladies cardiovasculaires – affectent un nombre disproportionné d’individus à faible revenu. S’appuyant sur les données sur la mortalité tirées du Recensement du Canada, des chercheurs ont affirmé récemment que les décès associés à ces maladies étaient beaucoup plus nombreux chez les groupes de statut socioéconomique peu élevé et à faible degré de scolarité que les autres.
Revenons maintenant à cette idée d’une taxe sur les boissons gazeuses. Le fait de taxer des boissons édulcorées permettra-t-il de réduire l’obésité dans notre pays?
Je prédis que pareille taxe, si elle venait à être adoptée, amènera à l’égard des boissons sucrées un changement des mentalités semblable à celui qui s’est produit dans le cas du tabagisme. Ainsi, les groupes qui ont des ressources, du soutien et une certaine éducation auront tous les moyens à leur disposition pour se renseigner, acheter des produits sains et les préparer et se préoccuper abondamment de la question. Quant aux groupes de statut socioéconomique peu élevé, dont quatre millions de personnes souffrant d’insécurité alimentaire, ils continueront à chercher des denrées abordables, ainsi qu’un foyer où les préparer.
À l’instar des taxes sur le tabac, une taxe sur les boissons gazeuses viserait ultimement à améliorer les résultats en matière de santé. Or nous savons déjà que le fardeau de l’obésité, du diabète et des maladies cardiovasculaires est plus lourd chez les groupes au bas de l’échelle socioéconomique.
En d’autres termes, il est probable qu’une taxe sur les boissons gazeuses, si elle échoue à modifier les comportements chez les groupes à faible revenu, n’entraîne à elle seule qu’une très légère amélioration de l’état de santé. Malheureusement, il n’existe absolument aucune donnée de recherche pour démontrer le contraire. Et tant qu’il n’y en aura pas, nous devrions nous abstenir d’instaurer cette taxe.
Dans ce cas, que faire? Les programmes destinés à améliorer le mode de vie et, en dernière analyse, la santé publique devraient se concentrer sur l’insécurité alimentaire. D’ailleurs, des données récentes confirment que ce problème entraîne des coûts de santé beaucoup plus élevés que le surpoids et l’obésité.
Il nous faut chercher des solutions avantageuses pour les groupes à faible revenu et marginalisés. Ces derniers doivent contribuer à leur élaboration et le gouvernement et l’industrie y participer. Toute solution doit également reposer sur des données probantes : à égard, le Québec fait figure de pionnier en matière de lutte contre l’obésité avec sa loi interdisant sur la publicité destinée aux enfants. Si nous savons que cette mesure fonctionne, pourquoi alors ne pas l’étendre à d’autres provinces? L’imposition d’une taxe sur les boissons gazeuses peut sembler un moyen expéditif de s’attaquer au problème, mais il s’agit davantage d’une mesure de fortune que d’une véritable solution.
Natalie Riediger est conseillère auprès du site EvidenceNetwork.ca et professeure adjointe aux départements des sciences de la santé communautaire et des sciences de la nutrition humaine de l’Université du Manitoba, ainsi qu’au Manitoba First Nations Centre for Aboriginal Health Research du même établissement.
Mai 2016