Ne blâmons pas les baby-boomers

Par Alan Cassels

Pourquoi certains mèmes sont nuisibles pour notre système de soins de santé

Une version de ce commentaire est parue dans Le Devoir

Vous angoissez à l’idée que le système public de soins de santé canadien pourrait s’effondrer sous le déferlement du tsunami de personnes âgées qui bientôt balayera la nation?

Rassurez-vous, votre angoisse n’est pas liée à vos gènes, mais à vos mèmes. Mais qu’est-ce qu’un mème, demanderez-vous? Le scientifique britannique Richard Dawkins définit le mème comme une unité de transmission de la culture analogue au gène. Tandis que le gène transmet une information de nature biologique, le mème est une idée par laquelle est transmise une information de nature culturelle. Selon Malcolm Gladwell, le mème « se comporte comme un virus qui circule dans la population, prenant appui dans chaque personne qu’il contamine ». De la même façon que certaines personnes attribuent le mauvais état de leur santé à leurs mauvais gènes, il est maintenant temps d’attribuer le mauvais état de certaines de nos institutions publiques à de mauvais mèmes.

Véhiculant diverses notions et idées courantes à propos des soins de santé, les mèmes sont très facilement transmissibles et peuvent se propager comme une épidémie, c’est-à-dire contaminer de nombreuses personnes en peu de temps. Ils peuvent également être extrêmement virulents et difficiles à combattre, même lorsqu’ils sont de toute évidence faux. Ils peuvent enfin avoir un effet destructeur en provoquant une peur et une panique indues susceptibles d’entraîner des réactions politiques irresponsables.

« Le vieillissement de la population conduira le système public de santé à sa faillite » est un mème pernicieux souvent évoqué par les démographes, les politiciens, les grands patrons de la finance, les chroniqueurs qui commentent l’actualité dans les médias et bien d’autres encore. Ne brandissant que les données démographiques pour appuyer leurs dires, ils affirment que les baby-boomers déclencheront un terrible tsunami qui s’abattra sur notre système public de soins de santé. Qu’il s’agisse de démagogie démographique ne change rien à l’affaire, leur message demeure très clair : il faut se préparer à une catastrophe!

Les baby-boomers ne sont pas responsables de l’augmentation des coûts en santé

Mais avant de prendre ses jambes à son coup et de se précipiter dans un lieu surélevé, chacun voudra savoir si ce mème d’un « tsunami grisonnant » appréhendé est porteur d’une quelconque vérité. En deux mots, la réponse est : pas vraiment. Selon les données statistiques, les dépenses en soins de santé ont passablement augmenté au cours des dernières décennies, mais les principaux responsables sont la croissance de la population en général (nous sommes de plus en plus), l’inflation (tout devient plus cher avec le temps), le vieillissement (avec l’âge nous utilisons davantage les services médicaux) et l’utilisation du système de santé (nous avons tous recours à plus de soins de santé que naguère, y compris des médicaments, des consultations médicales, des examens diagnostiques et de dépistage, et des services hospitaliers).

Il est donc possible que le vieillissement de la population puisse causer une augmentation des coûts en soins de santé, mais dans quelle mesure? Des chercheurs et des économistes indépendants ayant abordé la question concluent dans leurs travaux que la part attribuable au « vieillissement » de la croissance annuelle des coûts en soins de santé est d’environ 1 %. Cela signifie que si les dépenses globales en santé augmentent à un rythme annuel de 5 %, environ un cinquième de cette hausse sera lié au fait que nous devenons collectivement de plus en plus vieux. De nombreuses études indiquent à ce titre que le vieillissement de la population est trop progressif pour être considéré comme un facteur important de croissance des coûts en santé; il ne s’agirait donc pas d’un tsunami déferlant, mais d’un glacier en fonte. D’autres études affirment par ailleurs que la génération actuelle d’aînés est extraordinairement en santé, et qu’il est par conséquent difficile de prévoir combien il en coûtera au système de santé pour la soigner dans les années à venir.

Les sources réelles de la hausse des coûts en santé : les médicaments, les examens de dépistage et les consultations médicales

Le vieillissement de la population contribue certainement à hausser les dépenses en santé, mais y  contribue environ quatre fois plus l’accroissement général de l’utilisation des soins de santé (augmentation des prescriptions de médicaments, des consultations médicales, des chirurgies ainsi que des examens diagnostiques et de dépistage). Peut-être faudrait-il parler d’un « raz-de-marée de surmédicalisation » plutôt que d’un « tsunami grisonnant ». Une étude britanno-colombienne a démontré que la hausse des dépenses en santé au cours des 30 dernières années est attribuable à la croissance de la population dans une proportion de 7 %, au vieillissement dans une proportion de 14 %, à l’inflation dans une proportion de 19 % et à l’utilisation accrue des services dans une proportion de 59 %.

L’année dernière, ma collègue Jaclyn Morrison et moi avons effectué une recherche dans deux importantes bases de données contenant les publications de tous les grands quotidiens canadiens afin de voir comment l’expression « vieillissement de la population » y était utilisée. Lorsqu’un article portait sur la croissance des dépenses en santé, nous nous posions la question suivante : « L’article présente-t-il une autre hypothèse permettant d’expliquer la hausse des coûts? »

Des 132 articles relevés, près de la moitié mentionnait que la croissance des coûts était également liée à une augmentation des prescriptions de médicaments, des consultations de médecin, des chirurgies, des technologies et des soins spécialisés. En contrepartie, l’autre moitié des articles renforçait le mème du « tsunami grisonnant » en ne fournissant aucune explication autre à la croissance des coûts des soins de santé.

Quelle conclusion en tirons-nous? Les politiciens, les porte-parole dans les médias et les chroniqueurs n’attribuent pas tous l’augmentation des coûts en santé aux seuls aînés, mais plusieurs le font, et ceux-ci mériteraient d’être réprimandés sur la place publique, parce qu’ils contribuent à répandre et à renforcer un mème susceptible de façonner nos choix futurs en matière de politiques de santé ainsi que d’éclipser toute forme de débat véritable.

Pour le bien de la population canadienne, il est nécessaire d’évaluer la situation objectivement, c’est-à-dire telle qu’elle est. Il y a tant de choses à faire pour améliorer le système public de soins de santé au Canada. Pourquoi, dans ce cas, ne pas s’immuniser contre les mauvais mèmes afin de pouvoir débattre des questions importantes en se basant sur une évaluation valable des faits?

Alan Cassels est chercheur dans le domaine des politiques sur les médicaments à l’Université de Victoria et œuvre à titre d’expert-conseil auprès d’EvidenceNetwork.ca (evidencenetwork.ca), une ressource en ligne complète et indépendante mise sur pied afin d’aider les journalistes à mieux couvrir les enjeux liés à la santé au Canada.

mai 2011

 

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