Pour y arriver, il faudra transformer la façon dont on rémunère et motive ceux qui ont la plus grande incidence sur la qualité et le coût des soins : les professionnels de la santé
La responsabilité de réformer le système public de santé incombe désormais aux premiers ministres provinciaux, depuis que les provinces se sont fait coller un plan de financement non négociable de dix ans par le gouvernement fédéral, qui s’est empressé après coup de se replier dans ses quartiers.
La stratégie d’Ottawa, qui revient à dire « la balle est dans votre camp », n’est assortie d’aucune condition sur la façon de dépenser les 40 milliards annuels en transferts pour la santé. Les premiers ministres sont libres d’innover à leur guise, ce qu’ils entendent d’ailleurs faire, comme en témoigne le nouveau Groupe de travail sur l’innovation en matière de santé créé lors de la réunion du Conseil de la fédération en janvier dernier.
Si les premiers ministres provinciaux entendent réellement innover, ils pourraient commencer par transformer les modèles convenus de rémunération qui ne comportent aucun incitatif axé sur les résultats de santé ou sur l’efficacité du système de santé.
Prenons tout d’abord les médecins et les spécialistes, qui sont payés selon le principe de la rémunération des services. Peu importe la complexité de la tâche ou le temps qu’ils lui consacrent, les honoraires sont les mêmes. Vérifier la pression artérielle d’un patient ou renouveller une ordonnance – l’affaire de dix minutes – rapporte le même montant qu’une consultation d’une heure auprès d’un patient souffrant d’une maladie grave. En salle d’opération, les honoraires pour un remplacement de la hanche par un chirurgien orthopédiste sont les mêmes quelle que soit la complexité du cas, que l’intervention dure 60 minutes ou 160. Même chose pour les anesthésistes.
En fait, ces professionnels de la santé assument la responsabilité, en matière d’hospitalisation, de médication et de traitement, d’un ensemble de décisions représentant près des trois quarts de l’enveloppe totale en matière de soins de santé, soit quelque 200 milliards de dollars par an au Canada. Or leur seul incitatif est celui d’augmenter le nombre de dossiers traités. Plus vous voyez de patients, et plus vos revenus augmentent. Autre preuve de cet illogisme : en salle d’opération, les chirurgiens et les anesthésistes travaillent en équipe avec des infirmières qui sont payées à l’heure pour une durée désignée. Le nombre de patients n’a pas la même incidence dans leur cas.
Le problème devient plus marqué avec l’adoption de plus en plus courante d’un modèle d’équipe en matière de prise en charge. Ce changement est motivé principalement par l’augmentation des maladies chroniques, qui ont remplacé les maladies infectieuses au rang de grand défi en matière de santé au Canada et dans d’autres pays développés. Les maladies chroniques comme l’ostéoarthrose et le diabète requièrent des services polyvalents et multidisciplinaires; rien de mieux qu’une équipe pour les dispenser.
En Alberta, par exemple, la majorité des patients qui nécessitent un remplacement de la hanche ou du genou sont pris en charge par une clinique centralisée, où ils sont assignés à une équipe comprenant un chirurgien, un interniste, une infirmière, un physiothérapeute et un gestionnaire de cas. D’autres professionnels sont appelés à intervenir au besoin, comme une diététicienne ou un ergothérapeute.
Une deuxième mesure innovatrice à envisager serait de renforcer l’harmonisation des interventions au sein des équipes de soins en fixant les honoraires en fonction de chaque patient et ajustés selon la complexité du cas.
Une autre innovation consisterait à ajouter des mesures incitatives liées au rendement d’équipe et établies en fonction de critères provinciaux en matière d’accès, de résultats de santé (ajustés selon la gravité des cas) et l’usage efficace des fonds publics. Ces paramètres pourraient aussi comprendre les temps d’attente pour une chirurgie, le temps écoulé entre le moment de la chirurgie et celui où le patient se lève, la durée du séjour à l’hôpital, le temps passé en salle d’opération et le taux de satisfaction des patients, pour ne nommer que ceux-là.
L’Alberta a tenté l’expérience avec succès relativement aux remplacements de la hanche et du genou, en adoptant des mesures incitatives établies en fonction de critères provinciaux. Ces critères font partie d’un protocole de soins qui a été déployé sur tout le territoire de la province.
Au cours de la période d’essai, des équipes responsables des remplacements de hanche et de genou un peu partout en Alberta se sont employées à réduire la durée des hospitalisations à quatre jours, tout en cherchant à améliorer d’autres aspects relatifs au rendement. Résultat : une épargne annualisée de près de 11 000 jours-patient, soit plus de neuf millions de dollars en gain d’efficacité.
Le facteur de motivation pour les équipes responsables? Les ressources économisées étaient réinvesties dans les services de remplacement de la hanche et du genou. Leurs membres étaient donc directement témoins des effets engendrés par leurs réussites, plutôt que d’avoir l’impression qu’ils se produisaient quelque part ailleurs dans le système de santé.
L’avantage d’aval est impressionnant : le fait d’économiser 11 000 jours-patient donne la possibilité d’effectuer 2 750 remplacements supplémentaires de la hanche et du genou. Et un plus grand nombre d’interventions signifie des listes et des temps d’attente moins longs, sans augmentation des coûts marginaux.
Même si elle n’était pas monétaire, cette mesure incitative s’est avérée extrêmement gratifiante pour les équipes néanmoins, ce qui démontre que la rémunération ne constitue pas l’unique facteur de motivation quand on veut améliorer les choses, en particulier dans le secteur de la santé où les services aux patients constituent la grande préoccupation.
L’« expérience » menée en Alberta s’est transformée en programme permanent auquel participe au moins une équipe dans chaque hôpital où se pratiquent des remplacements de la hanche et du genou.
Sans changements innovateurs, le système de santé canadien est destiné à la banqueroute. Un bon point de départ pourrait être une réflexion sur la façon dont nous rémunérons et motivons les personnes qui ont le plus d’incidence sur les coûts et la qualité des soins. La clé de la pérennité réside dans une approche sur le terrain semblable à celle de l’Alberta, où les décisions sont guidées par l’examen des données probantes, plutôt que dans l’injection continue de fonds en plus en plus importants.
Christy Clark, première ministre de la Colombie-Britannique, a affirmé que « le système de santé connaissait de graves problèmes qu’il allait falloir régler, ce qui va exiger beaucoup de courage politique. »
La rémunération des professionnels de la santé au sein des équipes multidisciplinaires constitue en effet un dossier qui demandera du courage politique. Néanmoins, étant donné les besoins croissants, l’augmentation inexorable des coûts et l’affaiblissement de la capacité de payer des contribuables, l’injection d’une bonne dose d’innovation dans le système, même si elle promet d’être douloureuse, constitue la mesure la plus compassionnelle et responsable que les Canadiens peuvent prendre dans les circonstances.
Cy Frank est expert-conseil auprès du site EvidenceNetwork.ca et chirurgien orthopédiste à Calgary. Il est directeur général du Alberta Bone and Joint Health Institute, professeur de chirurgie au département d’orthopédie de l’Université de Calgary et professeur McCaig en recherche sur les lésions articulaires et l’arthrite.