Une version de ce commentaire est parue dans La Presse, Options Politique et Le Huffington Post Québec

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On parle de plus en plus de renouveler l’Accord sur la santé entre le gouvernement fédéral, les provinces et les territoires. Quelle bonne nouvelle! Excellente, même. Si on me demandait de choisir une seule et unique question à inscrire à l’ordre du jour, j’opterais pour une discussion ouverte sur l’utilité d’instaurer une agence de planification de la main-d’œuvre en santé, comme on en trouve pratiquement dans tous les pays à l’exception du Canada.

Pourquoi une agence de planification de la main-d’œuvre? Tout d’abord, il faut reconnaître que l’expérience que nous avons du système de soins passe d’abord et avant tout par ses principaux acteurs, c’est-à-dire nos travailleurs et travailleuses de la santé.

Les soins que nous recevons nous sont prodigués par une personne en chair et en os, c’est-à-dire un intervenant ou, le plus souvent, une équipe d’intervenants qui possèdent chacun une expertise et des compétences particulières. Ces personnes « sont » le système de santé, pour une grande partie. En termes économiques simples, elles représentent l’essentiel des coûts qui lui sont associés : ils vont des honoraires des médecins aux salaires que l’on paie aux infirmières, aux préposés dans les centres de soins de longue durée et aux diététistes qui travaillent dans la communauté.

On ne peut que s’étonner, dans ce cas, du peu de ressources investies dans la planification du travail, alors que ce serait un moyen de coordonner le mieux possible les activités des personnes qui constituent le système de santé et, ainsi, répondre de façon optimale aux besoins des patients et de la population en général.

Nous ne consacrons même pas une fraction des sommes dédiées à la rémunération du personnel à la coordination des services dispensés par ses membres. Pourquoi? Au Canada, ne l’oublions pas, c’est l’argent des contribuables qui sert à payer, par le biais des fonds publics, la formation des prestataires de soins. Pourtant, il arrive trop souvent que les seules personnes capables de se prévaloir des services des professionnels fraîchement diplômés soient celles qui bénéficient d’une assurance privée.

Les membres du public seraient surpris de constater, tout comme je l’ai été, le peu d’attention accordée par nos gouvernements à la planification de la main-d’œuvre requise à court et à long terme en santé, tant en matière de nombre que de composition. Pour donner un exemple, il faudrait pouvoir anticiper le nombre de spécialistes du vieillissement capables de prendre en charge des patients souffrant de maladies chroniques multiples. Ou encore, le nombre de physiothérapeutes, d’ergothérapeutes ou de préposés nécessaires pour préserver l’autonomie des personnes âgées dans le cadre de leur propre foyer.

Tout comme moi, vous serez peut-être consterné d’apprendre qu’une infime portion seulement du milliard de dollars dépensé chaque année en recherche sur la santé est accordée à l’étude de notre atout le plus précieux dans ce secteur : ces personnes qu’on désigne sous le vocable de ressources humaines.

Le plus surprenant, toutefois, c’est de se rendre compte qu’une grande majorité de pays, riches et pauvres, possèdent un organisme chargé de tout savoir sur les effectifs afin de répondre le mieux possible aux besoins des patients et de la population. Ce genre de structure joue un rôle particulièrement important dans les pays pauvres, où il faut en faire un maximum avec le peu de ressources humaines dont on dispose.

Le Canada, apparemment, a les moyens de faire fausse route, encore et encore.

Il faut admettre que nous disposons d’un certain nombre d’organismes qui remplissent une petite partie de ce rôle, mais on ne peut pas parler d’un effort coordonné et soutenu. Depuis vingt ans, nous avons tenu trois groupes de travail sur nos besoins en matière de médecins. Or des chirurgiens hautement spécialisés ne parviennent toujours pas à obtenir du temps en salle d’opération; bon nombre de personnes vont à l’étranger pour se former comme médecins; et nombreuses sont les localités qui ne comptent aucun médecin de famille.

Pour gérer adéquatement l’offre en matière de main-d’œuvre, ce n’est pas d’un énième groupe de travail dont nous avons besoin. Il nous faut plutôt une structure qui s’occupera de la gestion efficace et continue de l’ensemble des effectifs.

Le problème, ce n’est pas le manque de ressources humaines; autrement dit, ce n’est pas une question d’offre. Il s’agit plutôt de savoir comment s’y prendre pour bien tirer profit des effectifs à notre disposition. Il y a notamment le problème de la répartition : affecter les bonnes personnes au bon endroit, pour faire en sorte que leurs compétences soient utiles aux patients qui en ont le plus besoin. Il y a aussi celui de la coordination, à savoir réfléchir à des modes de collaboration entre professionnels qui nous aideront à affronter les questions de santé de plus en plus complexes qui se poseront à l’avenir. Une agence de planification de la main‑d’œuvre en santé pourrait s’appuyer sur des données probantes pour déterminer quelles sont les meilleures approches en matière d’utilisation équitable et efficace des effectifs dans l’ensemble du système de santé.

Bref, lorsque les différents interlocuteurs se réuniront pour discuter de ce qu’il faut inclure dans une nouvelle entente sur la santé, j’espère que cette fois-ci, la question de la main-d’œuvre sera au cœur des priorités.

Ivy Lynn Bourgeault est experte-conseil auprès du site EvidenceNetwork.ca, professeure à l’École de gestion Telfer et titulaire d’une Chaire de recherche des IRSC sur le genre, le travail et les ressources humaines en santé à l’Université d’Ottawa.

Decembre 2015


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