Une version de ce commentaire est parue dans Le Soleil
Si vous examinez une vieille carte sur laquelle figurent les politiques canadiennes en matière de soins de santé, vous verrez, tout près de l’île de la Privatisation, un important avertissement signalant la présence d’embûches.
C’est à celles-ci que les services de santé de l’Alberta se sont heurtés lorsqu’une décision apparemment anodine, celle de remplacer des services de laboratoire dispensés par une multinationale états-unienne par des services offerts par une société australienne, a provoqué de véhéments tollés.
Le problème est en partie dû au fait que le mot « privatisation » revêt deux sens. L’un parle d’exiger une plus grande contribution du privé. Dans le contexte canadien, cette option est immédiatement rejetée. Elle brise le pacte entre les Canadiens selon lequel tous les citoyens ont accès aux mêmes soins de santé. Elle mènerait aussi à l’élimination d’une des différences clés qui distinguent le Canada des États-Unis. D’un côté de la frontière, les gens peuvent dormir en paix, sachant qu’ils n’auront pas à débourser pour être soignés si la maladie frappe un membre de leur famille ou eux-mêmes. Au sud de la frontière, la peur d’être ruiné ou privé de soins est omniprésente, malgré la mise en place de l’Obamacare.
Par ailleurs, la controverse qui frappe l’Alberta au sujet des contrats de services de laboratoire porte sur un autre aspect de la privatisation, celui du choix des prestataires de soins au sein d’un système financé par l’État. Les opposants évoquent à tort l’image d’une américanisation du système de santé et déplorent les activités lucratives dans le domaine de la santé. Évidemment, le fait de remplacer une société privée par une autre ne change en rien les objectifs visés. Ce n’est pas non plus la première fois que des interlocuteurs à but lucratif s’introduisent dans le monde de la santé. Les vêtements hospitaliers, la nourriture et les services de sécurité sont tous fournis par des entreprises canadiennes.
En fait, la plupart des services médicaux sont dispensés par des médecins privés, lesquels sont souvent regroupés en corporations professionnelles. Ceux-ci gagnent leur vie en facturant les gouvernements provinciaux. Certaines provinces engagent sous contrat des entreprises privées pour prodiguer des soins directs, comme des chirurgies de cataractes ou des soins en résidences pour personnes âgées.
La privatisation de la prestation de soins au sein d’un système financé par l’État est possible mais cette approche comporte certains risques, comme je l’ai constaté lors de mon séjour en Alberta. On m’a confié plusieurs contrats privés, dont nombre d’entre eux étaient peu définis. Mon contrat de départ m’interdit de révéler tout détail concernant les problèmes présents, mais certaines leçons peuvent être tirées du domaine public.
D’abord, les honoraires négociés dans le cadre de ces contrats sont parfois trop élevés. Un contrat établi pour la prestation de chirurgies orthopédiques électives à Calgary accordait des honoraires qui dépassaient ceux en vigueur dans les hôpitaux publics de la même ville. Aussi, les ententes contractuelles peuvent faire l’objet d’ingérence politique et n’offrir aucun élément incitatif qui pourrait faire en sorte que le secteur public bénéficie des meilleurs prix. Les contrats établis en Alberta pour les chirurgies de cataractes illustrent bien ce propos. Enfin, les contrats comportent souvent des clauses de variation de prix-volumes, ce qui prive les gestionnaires publics du contrôle dont ils ont besoin en périodes de compressions budgétaires. Faisant face à des compressions d’un milliard de dollars imposées par le gouvernement provincial, je ne pouvais pas réaliser les mêmes épargnes en services de laboratoire à Edmonton qu’à Calgary ou dans d’autres régions de la province en raison du contenu des contrats existants.
Des contrats dont les dispositions sont peu précises et contraignantes nuisent aux futures administrations. Or les fournisseurs privés exigent souvent des contrats de longue durée, notamment lorsqu’ils doivent construire des installations pour respecter les clauses contractuelles et que ces installations ne peuvent être utilisées à d’autres fins.
Le recours à des processus déficients pour établir les coûts dans les hôpitaux canadiens entraîne aussi un autre risque, puisque peu d’hôpitaux établissent systématiquement les coûts des soins aux patients en tenant compte des coûts indirects.
Les mauvais contrats sont légion dans le secteur de la santé, en partie parce qu’il est souvent difficile de définir adéquatement le produit acheté. Bien que les avancées des systèmes de classement des patients aient amélioré notre capacité d’établir le nombre de patients ou de résidents dans les maisons de soins infirmiers qui doivent être traités ou qui nécessitent des soins faisant l’objet d’un contrat, l’établissement de mesures de la qualité en est encore au stade de balbutiements.
Dans un contrat, les paramètres quant à la qualité doivent être clairs et connus du public. Quel sont les normes de soins visées? Comment l’acheteur pourra-t-il savoir que les soins sont dispensés avec diligence? Y a-t-il une entière séparation entre l’évaluation des patients et la prestation de soins?
Enfin, un contrat ne génèrera des épargnes que s’il existe un marché dans lequel les prestataires de service offrent le meilleur rapport qualité-prix. En l’absence d’un tel marché, même régional, les acheteurs pourraient être pris en otages par des fournisseurs qui auraient le monopole ou ils risqueraient de devoir protéger des fournisseurs inefficaces pour des raisons politiques.
La privatisation des soins de santé ne doit pas provoquer un réflexe aveugle ou une fermeture d’esprit pure et simple. Les acheteurs publics doivent plutôt avoir l’obligation de rendre des comptes et éviter d’inclure des clauses de confidentialité dans lesquelles ils pourraient se cacher. Ils doivent révéler les montants payés pour les services et démontrer qu’ils ont négocié des ententes qui bénéficient les contribuables.
La transparence ne règlera pas tous les problèmes liés à la sous-traitance à des entreprises privées dans le domaine de la santé. Mais en l’absence de celle-ci, les risques seront certainement plus nombreux que avantages.
Stephen Duckett agit comme conseiller-expert auprès d’EvidenceNetwork.ca et a occupé le poste de président et chef de la direction d’Alberta Health Services. Il est également directeur du programme Health à l’institut Grattan en Australie.
novembre 2014
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