View in English

La question de la surveillance nécessite une attention immédiate face à l’un des problèmes de santé publique les plus importants que le Canada ait connus

Une version de ce commentaire est parue dans La Presse

Le fédéral doit placer la crise des opioïdes au sommet des priorités

Des centaines de cachets de codéine volés dans la pharmacie d’une personne âgée vivant seule dans une localité rurale. Des comprimés d’hydromorphone distribués dans des mariages et des fêtes dans les écoles secondaires. Des timbres de fentanyl que l’on découpe en morceaux pour les revendre à profit dans la rue. Telle est la réalité de la crise des opioïdes au Canada aujourd’hui : on trouve ces substances partout, dans toutes les couches de la société, dans les régions rurales et urbaines, chez les jeunes et chez les aînés, les riches et les pauvres.

L’hydromorphone, la codéine et le fentanyl ne sont que trois des produits figurant sur la longue liste des analgésiques opioïdes prescrits en énormes quantités d’un bout à l’autre du pays, pour traiter toutes sortes de maux allant de la rage de dents à la douleur post-chirurgicale.

De fait, le Canada et les États-Unis affichent le plus important volume de distribution d’opioïdes par habitant au monde, un record bien peu enviable. Les médicaments d’ordonnance sont censés aider les patients à guérir, mais le problème, dans le cas présent, c’est qu’ils tuent des gens à un rythme alarmant.

En Ontario, deux personnes par jour meurent d’une surdose d’opioïdes. Aux États‑Unis, en 2014, plus de 14 000 personnes sont mortes après en avoir consommé. Le plus préoccupant, c’est de savoir que ce sont nos jeunes que cette épidémie frappe le plus durement.

Chez les jeunes adultes ontariens, un décès sur huit est associé à une surdose d’opioïdes.

Jusqu’ici au Canada, notre approche s’est résumée à laisser les provinces s’attaquer au problème chacune de leur côté. La Colombie-Britannique, par exemple, se débat actuellement avec un afflux massif de fentanyl ayant causé 238 décès durant les six premiers mois de l’année, ce qui a conduit le médecin-chef de la province à déclarer une urgence de santé publique.

Au Québec, les taux de prescriptions d’opioïdes sont en général plus faibles que dans les autres provinces. Par contre, l’usage de versions génériques d’oxycodone à action prolongée, plus susceptibles de provoquer des abus que les nouvelles formules destinées à réduire l’adultération, a monté en flèche; leur consommation y est la plus élevée parmi toutes les provinces.

En Ontario, on s’applique depuis plusieurs années à instaurer un train de mesures en matière de prescription ainsi qu’un programme de surveillance s’inscrivant dans le cadre de la Stratégie ontarienne en matière de stupéfiants. Il y a tout juste un mois, les Programmes publics de médicaments de l’Ontario ont annoncé qu’ils allaient rayer de la liste les formules d’opiacés à forte dose dès janvier prochain. Il a été démontré que même en ne les prenant qu’une ou deux fois par jour, ces opioïdes peuvent tripler le risque de mourir de surdose. Malgré tout, la décision a suscité énormément de débats au sein de la communauté médicale, en particulier en raison de ses conséquences pour les patients de soins palliatifs, à qui l’on administre en fin de vie de fortes doses d’opioïdes contre la douleur.

Même si la mesure adoptée par l’Ontario touchera seulement 3 % des patients en soins palliatifs, le débat qu’elle a provoqué fait ressortir à quel point l’élaboration de politiques en ce domaine est une question complexe. Il rappelle également qu’il est nécessaire de consulter les cliniciens, de façon à trouver un équilibre entre l’accès aux opioïdes lorsque cela est médicalement justifié et l’impératif d’éviter de causer du tort aux patients.

En mars dernier, Santé Canada a modifié radicalement les règles sur la distribution de la naloxone ‒ une substance pouvant servir à renverser les effets d’une surdose d’opioïdes — en permettant aux pharmacies de la vendre sans ordonnance. Le fait d’élargir l’accès à la naloxone contribuera sans doute à sauver des vies; toutefois, son prix de 30 $ pour une trousse de produit injectable (et de plus de 100 $ pour le nouveau vaporisateur nasal à deux doses) risque d’être prohibitif pour bon nombre de personnes aux prises avec un problème de dépendance.

Même si certaines provinces ont décidé d’offrir la naloxone gratuitement, les mécanismes d’accès varient grandement à l’échelle du pays. Cette situation soulève des inquiétudes légitimes quant à leur incidence réelle sur la mortalité par surdose chez les personnes qui en ont le plus besoin.

On ne peut nier que dans plusieurs des provinces les plus touchées, les décideurs ont pris des mesures pour s’attaquer au problème. Mais suffisent-elles?

Malheureusement, vu l’absence de données nationales sur la prescription des opioïdes et les surdoses, nous n’avons aucun moyen de connaître la portée véritable de la crise ni de déterminer quels changements d’orientation seraient les plus susceptibles d’avoir des retombées. Pour l’instant, nous devons nous contenter des données fragmentées rapportées par des groupes de recherche isolés dans une poignée de provinces.

Ce manque de surveillance constitue le problème de santé publique le plus pressant en ce moment au Canada. Il faut s’y attaquer sans délai.

Récemment, le gouvernement fédéral a décidé de se pencher en priorité sur cette question; un sommet sur les opioïdes est prévu à l’automne. Il était plus que temps qu’il passe à l’action. Son initiative exigera néanmoins un engagement soutenu de la part des prestataires de soins, des décideurs, des gestionnaires de données et des chercheurs de bout à l’autre du pays, afin de tirer des leçons des réussites et des échecs des uns et des autres et ainsi éviter de reproduire les erreurs du passé.

Une chose est claire : on ne peut pas continuer à prescrire les opioïdes au rythme actuel.

Il est possible de changer la situation, à condition que le fédéral assume un leadership affirmé, que l’on consulte et informe les cliniciens et que l’on s’engage à fournir aux patients un accès à des solutions de rechange non pharmaceutiques en matière de gestion de la douleur et de services de lutte contre la dépendance.

 

Tara Gomes est épidémiologiste et chercheuse à l’Hôpital St. Michael ainsi qu’à l’Institut de recherche en services de santé. Elle est chercheuse principale au sein du réseau Ontario Drug Policy Research Network. Elle a publié abondamment sur les questions liées à la consommation des opioïdes et aux surdoses au Canada.

Août 2016


This work is licensed under a Creative Commons Attribution 4.0 International License.