Une décision où la politique l’emporte sur la promotion de la santé
Une version de ce commentaire est parue dans Le Huffington Post Québec
Le projet de loi omnibus à l’étude cette semaine au Parlement recèle une modification ayant pour but de rétrograder l’administrateur en chef de la santé publique du Canada. Celui‑ci n’aura plus le rang de sous-ministre; il ne relèvera plus directement du ministre de la Santé, mais sera désormais soumis à l’autorité du président d’une agence bureaucratique, sans disposer de financement stable.
Le nouveau titulaire du poste a lui-même déclaré qu’il était favorable à ce changement, en expliquant que le fait d’être libéré de ses responsabilités comme administrateur général de l’Agence de la santé publique l’aidera à se concentrer sur son rôle de conseiller scientifique. Peut-être, mais est-ce que quelqu’un écoutera ce qu’il aura à dire? Et lui permettra‑t‑on seulement d’exprimer son point de vue?
Apparemment, nous avons oublié les dures leçons du SRAS. Seulement 11 ans se sont écoulés depuis le jour où l’OMS a flanqué à la ville de Toronto un avis aux voyageurs qui lui a coûté deux milliards de dollars et 28 000 emplois. Ce n’était pas le nombre de cas qui était en cause (il était semblable à celui qu’affichait Singapour, qui n’a pas écopé d’une pareille mesure), mais plutôt le fait qu’Ottawa ne disposait d’aucun responsable de la santé publique chargé de coordonner l’action au niveau fédéral et provincial et d’informer les autres pays sur l’évolution de la situation.
À l’époque, le SRAS a mis en lumière les obstacles énormes que pose le fédéralisme canadien lorsque vient le temps de se mobiliser efficacement le pays en entier contre une pandémie (les provinces étant largement responsables des budgets et des orientations en matière de santé). Des changements importants s’imposaient. C’est ainsi qu’on a proposé de créer l’Agence de la santé publique, ainsi que le poste d’administrateur en chef. Ainsi, la nouvelle structure et les pouvoirs accordés à son responsable contribueraient à forger une vision renouvelée de la santé publique au Canada et à favoriser la collaboration et la coopération entre les provinces et les territoires.
Pour parvenir à ce but, il fallait bâtir un climat de confiance : donner l’assurance aux provinces et à leurs services de santé publique que les déclarations du gouvernement fédéral en la matière seraient fondées sur des principes scientifiques plutôt que des considérations politiques.
Malgré ces réformes, les résultats ont été inégaux. Année après année, les rapports du vérificateur général relèvent le manque de progrès notables sur de nombreux points, dont celui du partage d’information à l’échelle du pays. Fait intéressant à souligner, on doit ce constat au vérificateur général, plutôt qu’à l’administrateur en chef de la santé publique. Comment l’expliquer?
La raison, c’est qu’on n’a jamais permis que la science ait préséance sur les politiques. L’administrateur en chef fut désigné à l’origine comme un agent du gouvernement plutôt qu’un agent du Parlement, ce qui l’empêche d’exercer sa charge en toute indépendance, contrairement au vérificateur général, au commissaire aux langues officielles ou au commissaire à la vie privée. Cette décision fut une erreur. À tout le moins, on lui a accordé quelques pouvoirs autonomes qui lui permettent de s’adresser à la population, ainsi que le mandat de participer à des activités publiques et au dialogue citoyen. Malheureusement, le projet de loi actuel va jusqu’à lui retirer ces maigres pouvoirs.
En rétrogradant et en politisant cette fonction, nous faisons fausse route. Il s’agit d’une décision qui semble motivée davantage par la volonté de museler les scientifiques du secteur public que par le désir de promouvoir la santé et le bien commun. Compte tenu de l’épidémie d’Ebola qui sévit en Afrique de l’Ouest, il est malvenu d’affaiblir notre infrastructure nationale de santé publique. En effet, nous serons beaucoup moins prêts à affronter cette maladie et d’autres du même genre, le cas échéant.
L’adoption du projet de loi omnibus semble plus que probable. Le jour où une autre impitoyable leçon de santé publique nous sera donnée — susceptible d’avoir une portée internationale, comme ce fut le cas pour le SRAS —, il ne nous restera plus qu’à regretter l’ineptie de cette décision. Après des grincements de dents et, sans aucun doute, plusieurs commissions et rapports d’enquête, nous reviendrons à cette conclusion incontournable : la fonction d’administrateur en chef de la santé publique du Canada doit être considérée comme une charge indépendante des gouvernements fédéral et provinciaux.
Il nous faut quelqu’un qui puisse dire, au nom de la population, la vérité aux gens qui détiennent le pouvoir en matière de santé publique. Sinon, c’est notre sécurité qui s’en trouvera affaiblie.
Colleen M. Flood est professeure de droit à l’Université d’Ottawa et experte-conseil auprès du site EvidenceNetwork.ca. Steven J. Hoffman est professeur adjoint et directeur du Laboratoire de stratégie mondiale à la Faculté de droit du même établissement, ainsi que professeur adjoint invité en santé mondiale à l’Université Harvard.
decembre 2014
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