Une action à l’échelle du pays s’impose, car la situation est loin de s’améliorer
Qu’arrive-t-il aux enfants lorsque les pouvoirs publics décident qu’ils ne peuvent plus vivre en toute sécurité auprès de leurs parents ou de leurs gardiens? Au Canada, des milliers d’enfants se trouvent actuellement dans cette situation. Un grand nombre sont placés en famille d’accueil et les autres dans des structures hors de la famille parrainées par les services d’aide à l’enfance. Toutefois, nous ne savons pas combien ils sont, ni comment ils se portent.
La raison? Le Canada ne recueille pas de statistiques nationales fiables sur les enfants pris en charge; il s’appuie plutôt sur celles des provinces. Or chacune a sa propre politique en matière d’aide à l’enfance et sa propre définition de la prise en charge, pouvant comprendre ou non d’autres types de dispositions comme un placement chez un membre de la parenté ou dans un foyer de groupe.
La question est importante, car si l’on n’a aucune idée de ce qui se passe, comment savoir ce qu’il faut faire pour améliorer les résultats de nos interventions auprès des enfants? Certains analystes affirment que les services d’aide à l’enfance souffrent de sous-financement et des réductions de personnel et que les familles d’accueil et les ressources dont ils disposent sont en nombre insuffisant. Mais en l’absence de statistiques pour évaluer les résultats éventuels, il est difficile pour les décideurs de déterminer où il faut investir. Par ailleurs, des chiffres fiables permettraient aux provinces de comparer leurs meilleures pratiques en matière de protection de l’enfance.
La seule information dont nous disposons pour brosser un portrait de la situation se résume à un amalgame de données parcellaires et à des reportages qui font état de crises ayant provoqué le décès d’enfants mis sous la protection de l’aide à l’enfance.
Voici ce dont on peut être sûr :
En 2011, l’Enquête nationale sur les ménages a dénombré environ 30 000 enfants placés en famille d’accueil au Canada. Ce chiffre se fonde sur un recensement d’une journée qui ne tient pas compte des enfants pris en charge par d’autres structures, comme les foyers de groupe. De plus, les statisticiens rappellent qu’il s’agit d’un sondage volontaire, lequel produit souvent des données moins précises sur les groupes dans lesquels le taux de réponse est faible, comme les Autochtones, les nouveaux immigrants et les familles à faible revenu.
En 2007, le Portail canadien de la recherche en protection de l’enfance a étudié les rapports provinciaux annuels et déterminé que plus de 65 000 enfants se trouvaient cette année-là en famille d’accueil.
Des données provinciales récentes indiquent que le Canada compte l’un des taux de placement en famille d’accueil les plus élevés au monde.
Prenons par exemple le Manitoba, qui dispose de statistiques fiables sur la question. En 2014, le ministère des Services à la famille du Manitoba dénombrait plus de 10 000 enfants en famille d’accueil. De plus, 7,5 % des enfants manitobains ont été placés à un moment ou à un autre avant l’âge de sept ans, un chiffre qui devrait alarmer tous les Canadiens et Canadiennes.
Lorsqu’on les compare à celles d’autres pays, les données du Manitoba sont encore plus saisissantes. Dans cette province, le nombre d’enfants de moins de 11 ans placés dans des structures hors de la famille est dix fois supérieur à celui que rapporte l’Australie-Occidentale. En ce qui concerne les enfants de moins d’un an, le taux est supérieur à ceux de la Suède, de l’Australie-Occidentale, de l’Angleterre, de la Nouvelle-Zélande et des États-Unis.
Le Manitoba n’est pas seul dans sa catégorie. Même s’il est difficile de faire des comparaisons directes entre provinces parce que les données mesurent des choses différentes, les chiffres sont très préoccupants. En 2013, l’Association des centres jeunesse du Québec rapportait que 11 250 enfants étaient placés chez des proches, en famille d’accueil ou en foyer de groupe. En 2012, le gouvernement de la Saskatchewan rapportait pour sa part 6 738 placements hors famille.
Nous savons également que les enfants canadiens ne risquent pas tous au même degré d’être placés en famille d’accueil. La Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations du Canada estime que les enfants autochtones comptent pour 30 à 40 % des placements, et ce, même si les Autochtones représentent moins de 5 % de la population canadienne.
Alors, pourquoi place-t-on autant d’enfants dans des structures d’accueil au Canada?
La réponse réside en grande partie dans l’approche. Au Canada (comme aux États-Unis d’ailleurs), on préconise une intervention fondée sur la « sécurité de l’enfant ». Ainsi, lorsqu’on juge que la sécurité d’un enfant est compromise, on retire celui‑ci de son milieu familial. Les services d’aide à l’enfance s’appuient sur les familles d’accueil et d’autres structures pour prendre en charge les enfants temporairement jusqu’à ce que le risque d’agression ou de négligence disparaisse. Or avec le nombre actuel d’enfants pris en charge, il devient de plus en plus difficile de trouver des structures d’accueil de qualité d’un bout à l’autre du pays.
L’Australie et quelques pays européens ont adopté une approche qui est davantage axée sur « la protection de la famille ». Lorsqu’on craint pour la sécurité d’un enfant, la famille entière bénéficie de mesures de soutien intensif à domicile pour tenter d’éliminer les risques tandis que l’enfant reste auprès de sa famille. Les politiques suédoises en matière de protection de l’enfance et de la famille ont permis d’accomplir des progrès remarquables sur le plan de la pauvreté infantile et de la violence familiale, deux facteurs de risque majeurs pour la protection de l’enfant.
Il est grand temps de révolutionner notre approche en matière de prise en charge des enfants et de remanier en profondeur le système pour se concentrer sur la prévention plutôt que sur l’intervention en cas de maltraitance.
Le temps est venu pour le fédéral d’adopter une stratégie nationale afin de faire en sorte que nos citoyens et citoyennes les plus vulnérables ne seront pas laissés pour compte, mais plutôt traités comme des membres appréciés et respectés de notre société.
Il n’y a rien de plus insensé pour un pays que de gaspiller le potentiel que ses enfants représentent. Ou pire encore, de leur faire courir des risques.
Marni Brownell est experte-conseil auprès du site EvidenceNetwork.ca, chercheuse principale au Centre manitobain de politiques en matière de santé (MHCP) et professeure associée au département des sciences de la santé communautaire de l’École de médecine, Faculté des sciences de la santé, Université du Manitoba.
Neeta das McMurtry est rédactrice pigiste. Elle se spécialise dans la vulgarisation des travaux universitaires et scientifiques.
Novembre 2015
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