Une version de ce commentaire est parue dans Le Huffington Post Quebec

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Les organismes qui défendent les intérêts des proches aidants se préparent à célébrer une autre journée nationale en l’honneur de ces derniers (le premier mardi d’avril). L’an dernier, le premier ministre Justin Trudeau avait profité de l’occasion pour rendre un hommage officieux, mais public, aux principaux intéressés dans le site de Proches aidants du Canada.

Au Manitoba, en Alberta, à Terre-Neuve, au Labrador et au Québec, des groupes ont promu l’idée d’une journée ou d’une semaine de reconnaissance de sensibilisation du public; elle a même fait l’objet d’une loi dans certains cas.

Bien entendu, la contribution, essentielle, des proches aidants à la société mérite d’être reconnue; leur seul nombre en fait foi. En 2012, huit millions de personnes au Canada ont fourni des soins et 2,2 millions de personnes ont reçu ces soins chez eux – prodigués le plus souvent par un membre de l’entourage familial.

En 2009, la valeur estimative des soins familiaux s’élevait à plus de 25 milliards de dollars. D’après les estimations de Janet Fast, une spécialiste de la prestation des soins de l’Université de l’Alberta, ce chiffre pourrait atteindre aujourd’hui pas moins de 66,5 milliards.

Un grand nombre de proches aidants donnent des soins au quotidien, jour après jour, 365 jours par année. Leur labeur est souvent invisible. Il paraît donc essentiel de leur signifier qu’on valorise leur rôle, notamment dans leurs interactions avec les professionnels de la santé, leurs employeurs et d’autres membres de la famille.

Or mes années de recherche sur les proches aidants, incluant la direction d’une consultation provinciale au Manitoba auprès de 400 participants, m’ont ouvert les yeux sur une chose. Même s’ils ne souhaitent pas qu’on tienne leur travail pour acquis, certains d’entre eux sont mal à l’aise ou troublés à l’idée qu’on leur dédie une journée particulière en signe de reconnaissance.

Un grand nombre de proches aidants considèrent que leur rôle fait naturellement partie de leurs responsabilités familiales. Ils ne l’assument par intérêt personnel ou dans l’attente d’une quelconque récompense. J’ai fait un constat semblable un jour où je m’entretenais avec un bénévole en maison pour personnes âgées, qui m’expliquait son refus d’assister à un hommage aux bénévoles en évoquant ces mêmes raisons.

Mes travaux de recherche m’indiquent également que les éloges comme « Vous faites un travail remarquable » ou « Vous êtes une fille extraordinaire » peuvent en réalité provoquer une réaction de culpabilité ou d’ambivalence chez certains proches aidants.

Pourquoi ce sentiment de culpabilité? Prendre soin d’un proche est une expérience complexe sur le plan émotionnel, qui est souvent liée à notre sentiment d’identité et de notre propre valeur comme être humain. Le fait de confondre « prendre soin d’un proche » et « se soucier de son bien-être » peut susciter un sentiment de culpabilité. Que se passe-t-il, par exemple, lorsqu’une personne n’arrive plus à gérer la situation et doit affronter la pénible décision de confier l’être cher à un établissement?

Par ailleurs, la question de la reconnaissance peut sembler insignifiante aux yeux de certains proches aidants par rapport à celle des besoins des bénéficiaires en matière de services. Une journée spéciale n’apporte pas grand-chose à cet égard.

Alors, que demandent les proches aidants? Plutôt que de recevoir des félicitations, ils aimeraient disposer de services accessibles en cas de besoin, tant pour eux‑mêmes que pour la personne dont ils prennent soin. Ce serait là une véritable marque de reconnaissance.

Prendre conscience de l’apport et des besoins des proches aidants signifierait également reconnaître l’importance capitale des services organisés et des politiques en matière de soins de santé. À ce chapitre, nos gouvernements pourraient en faire bien davantage.

Les données actuelles confirment le bien-fondé des préoccupations exprimées par les proches aidants. Certaines études font en effet ressortir la grande utilité des services et des politiques qui s’adressent directement à eux, comme les aménagements du temps de travail et l’aide au revenu. L’an dernier, le budget fédéral prévoyait une simplification du système de crédits d’impôt pour aidants naturels ainsi que des prestations d’assurance-emploi pouvant aller jusqu’à 15 semaines pour les Canadiens admissibles appelés à prendre soin d’un proche gravement malade ou grièvement blessé. Ces mesures sont les bienvenues – ainsi qu’un bon point de départ.

Malgré tout, il est essentiel de pouvoir accéder à des services de qualité, offerts en nombre suffisant, comme les soins à domicile. Le fédéral a promis dans son budget une augmentation des subventions aux provinces à ce chapitre. Espérons toutefois que ces fonds seront bel et bien acheminés vers les services aux patients, et le plus tôt possible.

Proches aidants Canada insiste sur la nécessité d’aller « au-delà de la reconnaissance » et d’améliorer l’accès non seulement aux services de soutien pour proches aidants, mais aussi aux ressources en matière de soins aux patients. Voilà les mesures que devront prendre nos gouvernements pour réellement soutenir la prestation des soins au Canada.

Le fait de bénéficier de services organisés ne signifie pas que les proches aidants en « feront moins » – mais plutôt qu’ils pourront se consacrer à d’autres aspects des soins et ainsi être en mesure de préserver leur propre sentiment de bien-être. Ils n’éprouveront plus la frustration d’être forcés de « se battre » contre un système imperméable pour obtenir de l’aide.

À ma connaissance, il n’existe aucune étude confirmant les retombées à long terme d’une journée de reconnaissance des proches aidants sur les personnes visées ou leur bien-être.

Personnellement, je me méfie quelque peu de la rhétorique entourant la reconnaissance des proches aidants, puisque certains peuvent l’utiliser à des fins politiques en laissant sous-entendre que la prestation des soins ne relève pas des gouvernements – une autre manière de justifier l’érosion des services financés par les deniers publics.

La reconnaissance authentique des proches aidants passe par la prestation à long terme de services sociaux et de soins de santé utiles aux personnes qui en ont besoin – et à celles qui en prennent soin.

 

Professeure adjointe de sociologie et experte-conseil auprès d’EvidenceNetwork.ca, Laura Funk étudie depuis plus de 18 ans les enjeux du vieillissement et du travail rémunéré et non rémunéré en matière de prestation des soins de santé.

Mars 2018


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