Les intérêts particuliers n’ont permis au cours des quarante dernières années qu’une réforme superficielle du système de santé
Une version de ce commentaire est parue dans Le Huffington Post Québec
De façon presque continue depuis la seconde moitié des années 1990, le système de santé est la principale source de préoccupation des Canadiens à l’échelle nationale et constitue selon eux l’enjeu qui devrait recevoir le plus d’attention de la part des dirigeants du Canada. Les sondages menés au cours de la dernière décennie ou à peu près indiquent qu’en règle générale les soins de santé sont au sommet de la liste des priorités des électeurs, et qu’il s’agit du secteur de dépenses dans lequel les gouvernements ont le plus de difficulté à satisfaire la population. Le sentiment d’inquiétude qu’inspire le système de santé est devenu un lieu commun si répandu chez les électeurs d’un bout à l’autre du spectre politique qu’on pourrait croire qu’il en a toujours été ainsi.
Pourtant, dans les années 1980, les inquiétudes concernant les soins de santé étaient à peine perceptibles dans les données sur l’opinion publique. En fait, jusqu’à cette période et depuis l’instauration à l’échelle du pays d’une assurance-hospitalisation dans les années 1950, les Canadiens étaient enthousiastes à l’égard de leur système public et universel de soins médicaux et hospitaliers. Mais que s’est-il passé pour que la situation change à ce point ?
Ce n’est pas une question de manque de financement, puisque les soins de santé sont toujours une priorité en matière de dépenses.
Ce n’est pas non plus le rendement des fournisseurs de soins de santé pris isolément qui est en cause, particulièrement en ce qui a trait aux besoins en matière de soins urgents et de courte durée. Les Canadiens sont en effet généralement satisfaits de la qualité et de la rapidité des soins qu’ils reçoivent en cas de situation critique.
Le tableau est cependant moins reluisant lorsqu’il est question des autres enjeux liés à la santé. Depuis un certain temps, il est devenu manifeste que la réaction du système de santé à l’égard des besoins croissants en matière de soins des maladies chroniques est trop lente, malgré le caractère prévisible de leur augmentation. Le sondage du Fonds du Commonwealth sur les politiques de santé mené en 2010 classait le Canada, parmi les 11 pays de l’OCDE évalués, en avant-dernière ou en dernière place relativement à plusieurs questions liées à l’accessibilité, notamment l’accès à des soins de santé le soir et la fin de semaine. Le Canada affichait également les pires temps d’attente pour un rendez-vous avec un spécialiste et pour certains types de tests de diagnostic, et occupait l’avant-dernière place en ce qui a trait à l’accès à des médicaments sur ordonnance.
Il s’agit d’une liste de problèmes malheureusement trop bien connue, ayant fait l’objet des rapports Romanow et Kirby en 2002 et, avant ceux-ci, des rapports de nombreux autres groupes de travail, commissions et comités consultatifs mis sur pied autant par des gouvernements de droite que de gauche. Or, des décennies plus tard, aucune solution adéquate n’a encore été mise en œuvre pour résoudre ces problèmes.
Pourquoi est-ce si difficile de réformer les politiques touchant les soins de santé au Canada ? C’est dans le but de trouver des réponses à cette question que des collègues et moi avons entrepris d’examiner les réformes du système de santé à partir de 30 études de cas publiées dans l’ouvrage Paradigm Freeze, paru chez McGill-Queen’s University Press. Et les réponses auxquelles nous sommes arrivées ne sont pas très encourageantes.
Selon les constatations de notre étude, de façon générale, c’est l’intérêt particulier des différentes parties en cause qui la plupart du temps empêche la réalisation d’une réforme d’envergure à l’échelle du pays. Notamment, les associations médicales provinciales ont travaillé à protéger les intérêts des médecins en fermant la porte, dans certains cas, à toute possibilité de réforme du système ou en persuadant les gouvernements, dans d’autres cas, de réaliser leurs objectifs de changement au moyen de mesures incitatives plutôt que de mesures réglementaires.
Il s’agit d’un héritage découlant des fondements mêmes du régime d’assurance-maladie. Lorsque pour la première fois les provinces ont instauré leur régime respectif, elles ont adopté un mode de rémunération des médecins à l’acte qui, à l’époque, apparaissait comme une solution sensée. La logique de ce mode de rémunération a toutefois créé entre les associations médicales et les ministres de la Santé des provinces une relation qui avec le temps est devenue de plus en plus étroite et n’a cessé de gagner en importance. Cette proximité exerce encore aujourd’hui une influence sur la conclusion des « ententes-cadres » qui existent entre les associations médicales et les ministres provinciaux de la Santé, ententes complexes et opaques qui rarement font l’objet de débats publics.
Ainsi les associations médicales provinciales bénéficient-elles, au bout du compte, d’un pouvoir de veto ou de quasi-veto à propos des nombreuses politiques qui sont liées à des enjeux touchant la rémunération des médecins.
Le personnel infirmier et les travailleurs syndiqués des hôpitaux ont quant à eux formé une vaste coalition canadienne qui s’est donné pour objectif de protéger le régime public d’assurance-maladie, coûte que coûte. Conférant ainsi un poids politique considérable à la sauvegarde d’un secteur hospitalier sans but lucratif contre les propositions visant à favoriser la concurrence entre des sociétés hospitalières détenues par des intérêts privés, cette coalition a eu pour effet, de concert avec les groupes de gauche de la société civile et en raison de l’appui qu’elle reçoit du grand public, de mettre un frein à toute possibilité de débat sur une réforme réelle du système sortant du cadre du modèle actuel.
Malgré ces constatations générales, nous avons néanmoins observé quelques exceptions. Nous avons par exemple relevé, dans les cas de gouvernements venant tout juste d’être élus pour une première fois, des projets de réforme d’une importance considérable, mais ceux-ci ne sortaient habituellement pas du cadre du régime d’assurance-maladie actuel.
De toute évidence, les défenseurs du régime de l’assurance-maladie craignent qu’un abandon du modèle actuel fasse régresser le système. Or, cette crainte d’un retour en arrière a provoqué une hantise des débats sur l’avenir et pourrait ainsi avoir contribué à empêcher l’entreprise de réformes qui autrement auraient pu faire progresser le système.
En résumé, les associations médicales provinciales, les autres associations de fournisseurs de soins de santé, les groupes syndicaux et le grand public préfèrent tous le maintien des dispositions mises en place il y a un demi-siècle à la mise en œuvre de réformes dont l’issue est incertaine.
Que signifie cette conclusion pour le projet de réforme du système de santé en cours ?
Elle signifie que les chances d’une réforme à très grande échelle (une proverbiale transformation de fond en comble) sont, dans le meilleur des cas, plutôt minces. Il a fallu la Crise de 1929 et la Deuxième Guerre mondiale pour que se mette en place au Canada le climat politique qui a rendu possible l’adoption par les Canadiens d’un nouveau contrat social d’après-guerre innovateur, sous la forme du régime d’assurance-maladie actuel. Sans l’action d’une quelconque force perturbatrice inévitable, qu’il s’agisse d’une transformation majeure de la science ou des technologies médicales ou d’une crise politique ou économique profonde, il est peu probable que se produise dans le futur une réforme fondamentale des politiques régissant le système de soins de santé au Canada.
Harvey Lazar est professeur auxiliaire à l’École d’administration publique de l’Université de Victoria. Il a collaboré à l’écriture de l’ouvrage Paradigm Freeze: Why it is so Hard to Reform Health-care Policy in Canada, paru chez McGill-Queen’s University Press. Il est conseiller à EvidenceNetwork.ca.
Juin 2014
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