Un manque qui coûte cher au système de santé
Une version de ce commentaire est parue dans Le Huffington Post Québec
J’ai interviewé un jour une sage-femme du Royaume-Uni qui s’interrogeait sur les raisons qui font que la situation relative à l’accouchement est si particulière au Canada. « En tout cas, ce n’est pas que les Canadiennes allaitent au sirop d’érable », a-t-elle plaisanté. En effet, ce n’est pas la saveur du lait maternel qui nous distingue; ce serait plutôt le fait qu’il y a peu de pays qui affichent un taux aussi faible d’accouchements pratiqués par des sages‑femmes.
Selon les derniers chiffres, le Canada compte quelque 1300 sages-femmes; elles accompagnent moins de 10 % des naissances. Un contraste frappant avec les Pays-Bas, où elles assistent plus de 80 % des parturientes, et avec le Royaume-Uni, où elles sont présentes à tous les accouchements et agissent comme principale responsable dans la majorité des cas.
Le faible nombre d’accouchements assistés par une sage-femme dans notre pays semble incompréhensible.
Une partie de l’explication réside peut-être dans le fait que nous comptons parmi une poignée de pays (et le seul pays industrialisé) à ne pas avoir légalisé la pratique de sage-femme avant 1993. Depuis 20 ans, la profession connaît une certaine croissance, mais elle reste modeste. Au cours de la même période, les omnipraticiens ont rapidement délaissé les accouchements pour un certain nombre de raisons, dont les inconvénients sur le plan professionnel et personnel. En effet, les bébés naissent à toute heure du jour ou de la nuit; leur horaire n’est pas fixé de 9 h à 17 h, du lundi au vendredi.
Ce sont donc les obstétriciens qui ont fini par prendre le relais, non pas à dessein, mais plutôt par défaut; or ce sont des spécialistes des grossesses à risque. Au Canada, les médecins de famille dirigent le plus souvent les femmes enceintes vers ces derniers, notamment parce que les sages‑femmes ne sont pas assez nombreuses pour répondre à la demande.
Soulignons qu’en matière de soins de maternité et d’accouchement, les différents prestataires de soins ne sont pas interchangeables. Les sages-femmes, les omnipraticiens et les obstétriciens ont tous une approche différente. Ces derniers sont formés pour suivre avec vigilance des grossesses et des accouchements à risque qui nécessitent souvent une intervention médicale. Or en leur confiant la prise en charge d’un grand nombre de grossesses à faible risque, on peut, dans certains cas, aboutir à des interventions peu favorables ou efficaces, et qui ne sont pas fondées sur des données probantes.
L’augmentation rapide du nombre de césariennes au Canada peut être expliquée en partie par l’approche inadéquate des cas à faible risque. Dans les hôpitaux canadiens, les césariennes viennent au premier rang des actes chirurgicaux (plus de 100 000 en 2012-13), éclipsant par un facteur de presque deux l’autre chirurgie la plus fréquente (les remplacements de la hanche ou du genou). Ce constat devrait nous amener à réfléchir sérieusement à la situation des soins de maternité dans notre pays.
Une collègue du Département des ressources humaines pour la santé à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) m’a demandé de lui expliquer pourquoi les Canadiennes acceptaient cette situation. Je n’ai pas su lui répondre.
Les sages-femmes sont formées pour prendre en charge les grossesses et les accouchements à faible risque. Leur approche est tout aussi vigilante, mais moins interventionniste; le temps et la patience sont au cœur de celle-ci. Une revue systématique Cochrane (l’une des normes les plus élevées en matière de données probantes) confirme qu’en raison de leur sûreté et de leur efficacité, les services des sages-femmes devraient être accessibles à toutes les femmes. Plus près de chez nous, une étude menée en Ontario révèle que l’accessibilité à des sages-femmes aide à dimininuer le taux d’intervention et de réadmission et à raccourcir les séjours à l’hôpital. Lorsque comparée à l’approche des omnipraticiens, celle des sages-femmes se traduit, dans le cas des grossesses à faible risque, par une économie de 800 $ pour un accouchement pratiqué par une sage‑femme dans un hôpital et de 1800 $ pour une naissance à domicile.
Alors, que faire pour redresser cette situation incompréhensible? Par où commencer?
En premier lieu, il faudra graduellement confier aux sages-femmes la prise en charge des grossesses à faible risque. Pour ce faire, il faudra coordonner et soutenir l’établissement de programmes de formation d’un bout à l’autre du pays. Le nombre de sages-femmes est tout simplement insuffisant à l’heure actuelle; il faut donc en former un plus grand nombre et s’y mettre dès aujourd’hui. En second lieu, il faut élargir sans plus tarder les débouchés professionnels offerts aux sages-femmes actives ainsi qu’aux nouvelles diplômées. Il s’agit d’un aspect particulièrement important dans les provinces et territoires qui n’ont toujours pas pris de dispositions relatives aux soins dispensés par les sages-femmes.
Ces mesures entraîneront certainement des dépenses, mais les nouveaux programmes pourraient s’appuyer sur l’infrastructure actuelle en matière de formation et de pratique sage-femme. Le point essentiel, c’est qu’elles coûteront beaucoup moins cher que le statu quo, lequel donne lieu à une augmentation des interventions et des césariennes, un phénomène qui ne s’observe presque nulle part ailleurs dans le monde.
En adoptant rapidement ces orientations, nous pourrons adopter des méthodes plus exemplaires et nous pourrons nous distinguer en matière de soins de maternité.
Ivy Lynn Bourgeault est experte-conseil auprès du site EvidenceNetwork.ca et professeure à l’École de gestion Telfer ainsi qu’à l’Institut de recherche sur la santé des populations. Elle est titulaire de la Chaire de recherche des IRSC sur le genre, le travail et les ressources humaines en santé. Elle a travaillé comme consultante auprès de différents ministères provinciaux de la Santé, de Santé Canada, de l’Organisation panaméricaine de la santé et de l’OMS.
novembre 2014
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