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Serions-nous enfin mûrs pour le revenu annuel garanti?

Se pourrait-il que l’idée d’un revenu annuel garanti – considérée autrefois comme radicale – ait mûri au point où certains envisageraient de l’adopter?

Aux Pays-Bas, la ville d’Utrecht a annoncé récemment qu’elle allait tenter l’expérience afin de déterminer s’il pourrait en résulter une société plus efficace. Plus près de chez nous, le nouveau ministre des Finances de l’Alberta, Joseph Ceci, avait lui aussi proposé l’an dernier, pendant la campagne électorale, un régime de revenu garanti. Le maire de Calgary, Naheed Neshi, et celui d’Edmonton, Don Iveson, ont tous les deux donné leur aval à ce genre de programme. Et voilà qu’en Ontario, les médecins hygiénistes et les membres des conseils de santé demandent officiellement aux gouvernements provincial et fédéral d’instaurer un revenu de base.

Alors, en quoi consiste exactement le revenu annuel garanti (RAG)?

Dans les faits, des générations d’économistes et des théoriciens du bien-être, à droite comme à gauche, ont appuyé ce principe. Dans l’une de ses versions, le RAG prend la forme d’un crédit d’impôt remboursable. Selon celle‑ci, un individu qui n’a aucune source de revenus a droit à une prestation de base. À mesure que le revenu gagné augmente, le montant de la prestation diminue, mais dans une proportion moindre. Les salariés à faible revenu reçoivent ainsi une prestation partielle qui fait en sorte qu’ils se trouvent dans une situation plus avantageuse que s’ils avaient quitté leur emploi afin de dépendre uniquement de l’aide sociale.

Par conséquent, le RAG est un facteur de motivation; les gens qui travaillent sont toujours en meilleure posture que ceux ne travaillent pas.

Qu’est-ce qui explique qu’un aussi grand nombre d’acteurs sociaux (des ministres des Finances, des maires et des médecins hygiénistes) réclament aujourd’hui un tel programme? Des recherches solides nous ont confirmé que la pauvreté est l’un des meilleurs prédicteurs d’un piètre état de santé. Et les gens en mauvaise santé coûtent cher à la société.

Ainsi, une étude a démontré que les résidents de West Mountain, un quartier riche de Hamilton en Ontario, vivaient en moyenne jusqu’à l’âge de 86,3 ans, alors que les résidents d’un de ses quartiers les plus pauvres ne dépassaient pas les 65,5 ans. L’écart est choquant.

Il y a bien longtemps, dans les années 1970, le Manitoba avait tenté d’instaurer un revenu annuel garanti à Winnipeg ainsi que dans la petite ville de Dauphin. À Dauphin, toute la population était admissible au programme. Une famille qui ne bénéficiait d’aucune autre source de revenus recevait à l’époque une prestation équivalant à 60 % du seuil de faible revenu (SFR) établi par Statistique Canada, variable selon le nombre de ses membres. Chaque dollar obtenu d’autres sources réduisait cette prestation de 50 cents. Le RAG offrait un certain degré de stabilité et de prévisibilité, un avantage non négligeable dans une ville aussi dépendante de l’agriculture et où une grande proportion de gens sont travailleurs autonomes. Une maladie soudaine, une invalidité ou un événement économique imprévu ne représentaient plus une catastrophe sur le plan financier. Ce projet s’est poursuivi pendant quatre ans et s’est terminé en 1979.

L’expérience a-t-elle engendré des retombées dignes d’être rapportées? Fait étonnant, elle a donné des résultats très positifs même si elle n’aura duré que quatre ans. À l’école secondaire de Dauphin, le taux de persévérance scolaire était supérieur à ce qu’il était avant l’instauration du RAG (et après sa disparition). De plus, l’état de santé des résidents de la ville s’est amélioré; les hospitalisations pour cause de problèmes de santé mentale, d’accidents ou de blessures ont diminué de 8,5 %.

Alors, combien coûterait l’instauration d’un revenu annuel garanti à l’échelle du Canada?

D’après plusieurs professeurs de l’Université Queen’s, le remplacement des régimes actuels de sécurité sociale (comprenant l’aide sociale et le soutien aux handicapés) et de sécurité de la vieillesse (qui prévoit un supplément pour les personnes âgées à faibles revenus) par un revenu annuel garanti de 20 000 $ par adulte et de 6000 $ par enfant coûterait 40 milliards de dollars. Rappelons que l’Institut Fraser estime à 185 milliards de dollars les dépenses actuelles en matière de sécurité du revenu au Canada (incluant les prestations et les coûts administratifs).

Selon nos propres estimations fondées sur les programmes sociaux en place, un régime un peu plus généreux que celui qui était offert à Dauphin coûterait 17 milliards en dollars d’aujourd’hui; une version « Cadillac », qui garantirait à toute la population un revenu minimum équivalent au SFR et offrirait au moins quelques prestations aux personnes qui vivent bien au-dessus de ce seuil, coûterait 58 milliards. Le coût total d’un programme de revenu annuel garanti dépend de plusieurs facteurs : son degré de générosité; la vitesse à laquelle les prestations sont compensées par des revenus additionnels; son incidence sur les programmes sociaux en place.

Bien entendu, une partie des coûts serait récupérée grâce aux impôts supplémentaires versés par les bénéficiaires, sans parler des économies réalisées dans un grand nombre de programmes sociaux que la pauvreté rend nécessaires. À titre d’exemple, les coûts d’hospitalisation en 2014 au Canada s’élevaient à eux seuls à 63,5 milliards de dollars.

Comme on le voit, peu importe leur provenance, les chiffres démontrent que le revenu annuel garanti n’est pas une chimère. Et tout indique que ses avantages sont substantiels.

Le temps est peut-être venu pour le reste du Canada de tenir compte des propos émanant de l’Alberta et de réfléchir aux avantages que pourrait offrir un programme de revenu annuel garanti tant sur le plan de la santé que de l’éducation et de l’économie.

Noralou Roos est directrice du site EvidenceNetwork.ca et professeure au département des sciences de la santé communautaire de la Faculté de médecine à l’Université du Manitoba. Suivez-la sur Twitter @nlroos.

Evelyn Forget est économiste de la santé et professeure à l’Université du Manitoba. Ses travaux sur la réévaluation du programme Mincome et sur le revenu annuel garanti sont subventionnés par les IRSC et le CRSH.

Juillet 2015


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