Une version de ce commentaire est parue dans Le Huffington Post Québec et l'IRIS

La pauvreté coûte jusqu’à 17 milliards de dollars par an au Québec

Presque tous les jours, dans mon bureau, il arrive un moment où je me sens frustré et impuissant. À cet instant, c’est comme si je me trouvais au bord d’un gouffre en compagnie de mon patient, contemplant la maladie au fond du précipice et la santé, de l’autre côté. Et nous ne parvenons pas, lui et moi, à bâtir cette passerelle qui nous permettrait de traverser. Nous savons à quoi elle ressemblerait, mais nous n’avons pas les matériaux requis pour la construire.

Ce gouffre, je l’ai contemplé avec Fatima, une mère monoparentale avec deux enfants d’âge scolaire, qui travaille à plein temps chez Tim Hortons, au salaire minimum, c’est-à-dire 10,15 $ l’heure. Fatima souffre de maux de dos et d’arthrite. Elle arrive tout juste à payer son loyer. Elle n’a pas le temps de voir un chiropraticien ni de faire de l’exercice. Elle n’a pas les moyens de s’acheter des médicaments antidouleur. Souvent, elle peine à nourrir sa famille à la fin du mois, se privant pour que ses enfants mangent à leur faim.

Ce dont Fatima a besoin pour ériger sa passerelle est simple : un meilleur salaire. Elle pourrait la bâtir si le salaire minimum était suffisamment élevé pour se hisser au-dessus du seuil de pauvreté. Le fait qu’elle vive de cette façon, alors qu’elle travaille à temps plein, dans un pays riche, est tragique. Le fait qu’on fixe le salaire minimum en fonction de la marge de profit des entreprises, sans mesure destinée à faire en sorte que les travailleuses et les travailleurs à bas salaire puissent conserver une bonne santé et satisfaire des besoins de base comme la nourriture, le logement, l’habillement et d’autres nécessités, est à la fois une tragédie et un travestissement de la santé publique.

Sur le plan de la santé, le constat est clair : Fatima et ses enfants courent un risque extrêmement élevé de connaître des problèmes de santé tels que diabète, maladie du cœur, cancer ou santé mentale, tous attribuables au faible revenu de la famille. Quel médicament pourrais-je prescrire pour atténuer ce risque? Aucun.

Les gens qui subsistent sur un faible salaire, comme Fatima, vivent moins longtemps et souffrent davantage d’incapacité que le reste de la population. Ils occupent bien souvent un emploi précaire et leurs conditions de travail sont médiocres, ce qui les expose à un risque plus élevé de maladie et de blessure.

Voilà l’aspect sur lequel nos élus pourraient agir à la façon des médecins : en se fondant d’abord et avant tout, pour prendre des décisions, sur des données probantes en matière d’amélioration de l’état de santé et du bien-être. Dans les sociétés où il y a moins de pauvreté et moins d’inégalités, il est prouvé que l’état de santé de la population dans son entier est meilleur, même chez les bien nantis. Nos gouvernements ont un choix : continuer de légiférer sur la pauvreté et la maladie ou ériger des passerelles législatives afin que le plus grand nombre vivent en bonne santé.

Ces passerelles se construisent à partir de politiques qui garantissent un revenu convenable à l’ensemble de la population du Canada et du Québec, dont un salaire minimum permettant de vivre au-dessus du seuil de pauvreté, ainsi que des prestations sociales suffisantes pour payer le loyer et manger sainement. Elles sont faites aussi de politiques qui permettent aux gens de participer à la vie sociale et de préserver leur santé, comme des services de garde abordables et un régime universel d’assurance médicaments.

L’approche est avantageuse sur le plan économique : le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion évalue en effet à 17 milliards de dollars par an les coûts de la pauvreté seulement pour le Québec. Selon ses conclusions, le fait de hausser les salaires du quintile inférieur au même niveau que ceux du quintile suivant permettrait à cette province d’épargner 1,7 milliard en soins de santé. Les analystes ont démontré que les programmes de réduction de la pauvreté sont rentables, notamment grâce à l’augmentation des recettes fiscales, à la diminution des coûts de la santé, à la baisse de la criminalité et à l’accroissement de la productivité.

Des politiques rentables, un meilleur rendement économique, une amélioration de la santé de la population? Qui dit mieux? Voilà les ordonnances que j’aimerais voir rédiger. Voilà les passerelles dont mes patientes et mes patients ont besoin. 

Gary Bloch est médecin de famille au St. Michael’s Hospital de Toronto, membre fondateur de l’association Health Providers Against Poverty et expert-conseil auprès d’EvidenceNetwork.ca.

janvier 2014

SaveSave


This work is licensed under a Creative Commons Attribution 4.0 International License.