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Des enfants canadiens ne mangent pas à leur faim

Une version de ce commentaire est parue dans Le Soleil

Quelqu’un découvrait une corneille morte du virus du Nil quelque part en Ontario et la sonnerie de mon téléphone se faisait entendre peu de temps après. À l’époque, je travaillais comme infectiologue. Lorsqu’un agent infectieux risquait de poser une menace pour la santé publique, on m’avertissait sans délai. On s’attendait à une réaction prompte des autorités et on l’obtenait, grâce à la solide structure en place.

À l’hôpital pour enfants où je travaille aujourd’hui, nous sommes quelques-uns à nous réunir sur une base régulière, mais informelle, autour d’un autre problème pressant qui menace la santé publique : la faim.

Nous vivons dans un des pays les plus riches au monde. Or, nous constatons que la faim est un problème de plus en plus courant chez les familles qui amènent leurs enfants en consultation dans notre hôpital.

La semaine dernière, se tenait la Semaine de sensibilisation à la faim dans notre pays. Le 6 mai, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation arrivait au Canada pour une mission officielle de dix jours. C’est la première fois qu’Olivier de Schutter, qui est aussi professeur de droit en Belgique, rend visite à un pays développé depuis son entrée en fonction en 2008.

En tant que signataire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1976), le Canada a l’obligation juridique de « respecter, protéger et réaliser le droit à l’alimentation ».

J’ai bon espoir que la visite de M. de Schutter, ainsi que les recommandations qu’il formulera dans son rapport, permettront de mettre en lumière une vérité déconcertante : des enfants canadiens, bien trop nombreux, ne mangent pas à leur faim parce que leurs familles n’ont pas accès à une alimentation adéquate et nutritive.

Selon Sécurité alimentaire Canada, près de deux millions et demi de personnes au Canada n’auraient pas un accès assuré à la nourriture.

Un agent infectieux comme le virus du Nil présente une menace immédiate et des répercussions sanitaires à long terme (bien que chez la population adulte principalement); incontestablement, la faim et l’insécurité alimentaire pendant l’enfance entraînent des conséquences de portée similaire.

Qu’est-ce qui nous inquiète plus exactement? Les pédiatres actifs au sein de la communauté sont nombreux à nous dire que le problème numéro un d’un grand nombre des parents qu’ils rencontrent, c’est de trouver l’argent nécessaire pour nourrir leurs enfants.

Nous voyons en consultation des enfants dont les parents mènent une lutte quotidienne contre la pauvreté. Les enfants que nous admettons à l’hôpital sont issus de façon disproportionnée des quartiers grandement défavorisés. Et les enfants pauvres y séjournent plus longtemps.

Chacun sait que la faim (indissociable de la pauvreté, bien entendu) a des répercussions durables sur la santé physique et mentale des enfants.

Pour grandir et se développer sainement, un enfant a besoin d’une quantité suffisante de nutriments. La moindre carence alimentaire durant cette phase primordiale qu’est l’enfance peut entraîner des conséquences à long terme.

Or ces dernières années, nous assistons à une recrudescence des cas de rachitisme, une maladie toujours prévalente dans les pays en développement, dont je pensais que nous viendrions à bout, dans les années 1970, à l’époque où je faisais mes études à Montréal.

Ce mal, nous pouvons le prévenir. Le manque de soleil et de vitamine D (incluant la supplémentation du lait maternel en vitamine D) en est responsable. Une carence en calcium peut aussi y contribuer, puisque les os ramollissent et ont ainsi tendance à se déformer. Parmi les aliments contenant de la vitamine D, on compte le lait enrichi, ainsi que les œufs, les huiles de poisson, la margarine et quelques autres.

Les enfants rachitiques que nous examinons ne sont pas assez exposés au soleil, ni ne reçoivent les aliments nourrissants dont ils ont besoin comme la supplémentation en vitamine D du lait maternel.

Un médecin de Toronto affirmait dans un rapport récent que « les enfants qui grandissent dans un foyer où règne l’insécurité alimentaire sont plus susceptibles que les autres de présenter des problèmes de croissance et de développement, de tomber malades et d’avoir des résultats scolaires médiocres. »

Par ailleurs, une alimentation adéquate joue un rôle essentiel sur le plan de la santé mentale chez les jeunes. Des psychiatres invités par des jeunes habitant l’un de nos quartiers prioritaires ont affirmé que les deux premières questions qu’on devrait poser aux jeunes en matière de santé mentale sont : « As-tu bien dormi la nuit dernière? » et « As-tu mangé aujourd’hui? »

Nous savons que dans la grande région de Toronto, le recours aux banques alimentaires augmente rapidement. L’une des raisons principales est le coût du logement, qui absorbe une part de plus en plus importante du revenu familial. Des projets sont mis sur pied pour aider les médecins et d’autres prestataires de la santé à faciliter l’accès des familles à certaines ressources comme les banques alimentaires et les services gouvernementaux.

Malgré la perception selon laquelle les banques alimentaires, les programmes de repas à l’école et dans la communauté, ainsi que les jardins et les cuisines collectives suffisent à répondre aux besoins, la recherche démontre qu’il en est autrement.

Le Rapporteur spécial des Nations Unies présentera ses premières observations sur la sécurité alimentaire au Canada le 16 mai prochain à Ottawa. J’ose espérer que ses propos permettront de placer le problème de la faim chez les enfants à l’avant-plan des préoccupations et mobiliseront les moyens nécessaires pour l’enrayer.

La psychiatre Elizabeth Lee Ford-Jones agit à titre de conseillère experte auprès du site EvidenceNetwork.ca. Elle se spécialise en psychiatrie sociale. Elle est également responsable de projets de recherche au Hospital for Sick Children de Toronto et professeure au département de pédiatrie à l’Université de Toronto.

Les opinions exprimées ici par la Dre Lee Ford-Jones ne reflètent pas nécessairement la position officielle de The Hospital for Sick Children, ni celle de l’Université de Toronto.

mai 2012


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