Une version de ce commentaire est parue dans Le Soleil et Le Huffington Post Québec
Le projet de loi 10 vise à améliorer l’accès et la qualité des services de santé et des services sociaux tout en diminuant la bureaucratie dans un souci d’efficience. Pour ce faire, le projet de loi fusionne tous les établissements publics de la santé et des services sociaux d’une région en un Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS), à l’exception de Montréal où il en prévoit cinq.
Bien que nous, professeurs du département d’administration de la santé de l’École de santé publique de l’Université de Montréal soyons d’accord avec les objectifs de la réforme, nous remettons sérieusement en question l’efficacité de la réforme proposée à atteindre ses objectifs.
Les preuves scientifiques révèlent que les fusions d’établissements ne génèrent pas les économies de coûts escomptés, ne réduisent pas la bureaucratie et n’améliorent pas l’intégration des services et leur accessibilité. Et la centralisation résultant de cette réforme ne permettra pas d’atteindre ses objectifs et aura des effets pervers importants.
Les fusions et les coûts : plus gros n’est pas meilleur ni moins cher
Le débat entourant la taille optimale des établissements de santé date de plusieurs décennies. Il fut à son apogée au cours des années 1980 aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Les expériences concluent qu’il n’y a pas d’économies de coûts en augmentant la taille des hôpitaux des soins aigus au-delà de 200 lits. Les hôpitaux de plus de 600 lits affichent même des coûts plus élevés que ceux des hôpitaux de plus petites tailles. Elles notent aussi des effets inattendus et négatifs sur la prestation de services, notamment des retards dans leur développement et leur amélioration des services. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’une conférence nationale s’est tenue en 2001 aux États-Unis sur : « L’échec des fusions ».
Plusieurs études tant en Angleterre qu’aux États-Unis et au Québec se sont penchées explicitement sur les effets associés à l’intégration d’établissements de santé de missions différentes. Elles révèlent des effets très positifs de l’intégration des soins mais ils sont obtenus via des ententes entre organisations autonomes et pas par leur fusion. Des ententes entre établissements autonomes pour le partage de la prestation de services et la mise en place de corridors de soins procurent de bien meilleurs résultats que les fusions.
Moins de bureaucratie : pas sûr?
On peut se demander : y a-t-il trop de bureaucrates? Difficile de répondre à cette question. À défaut, on peut observer l’évolution du poids des dépenses d’administration dans les dépenses gouvernementales de santé au Québec au cours des dernières années et la comparer à celle des autres provinces.
Au Québec, selon les données de l’Institut canadien d’information sur la santé, le poids des dépenses des administrations générales dans les dépenses de santé décroît depuis 1975. De 4,0% durant les années 1970, elles se réduisent à 1,3% en 2011, pour augmenter à 1,6% en 2014. Les dépenses administratives générales des provinces suivent la même tendance, moins accentuée : de 2,6% en 1975, elles se réduisent à 1,1% en 2014. En fait, ces dépenses sont plus importantes au Québec qu’au Canada de 1975 à 2004. De 2005 jusqu’en 2007, le Québec rejoint le Canada, pour s’en éloigner de nouveau.
Les dépenses d’administration générale du Québec se rapprochent de celles de l’ensemble des provinces canadiennes après la réforme Couillard de 2003 au moment où le rôle des régions se renforce. Par ailleurs, l’augmentation entre 2011 et 2014 du poids des dépenses administratives générales dans le réseau québécois ne s’est pas accompagnée d’une poussée de la régionalisation. Dans ce contexte, difficile d’associer à la régionalisation un accroissement ou une diminution des dépenses administratives. Il est tout aussi difficile de penser que l’abolition des Agences régionales amènera une réduction de ces dépenses. Il faut plutôt s’attendre à un déplacement de « bureaucrates » et leur éloignement des lieux de dispensation de soins et de services à la population. Cela ne peut les mener qu’à détourner leur attention de la prestation des soins pour les concentrer sur les aspects politiques et bureaucratiques de la mission de gestion du réseau.
La centralisation n’est pas gage d’efficience dans un système de santé public.
Les données scientifiques démontrent qu’un système décentralisé rapproche le centre de décision de la population et permet aux services de santé de s’adapter aux besoins des populations, notamment les groupes défavorisés ou les communautés rurales ou situées plus en périphérie. Contrairement à l’entreprise qui vise la production d’un service uniforme et standardisé à meilleur coût, le réseau de santé et de services sociaux doit moduler ses services pour s’ajuster aux besoins de la population desservie. La disparition des établissements locaux prévue dans le projet de loi risque d’uniformiser les services sur le territoire régional, diminuant ainsi l’accès des populations plus marginales et accentuant les inégalités de santé.
De plus, la création des mégastructures régionales entraînera une perte importante de l’identité linguistique, ethnoculturelle ou communautaire des établissements. En plus de priver ces communautés d’une structure essentielle à leur épanouissement, cette perte d’identité a été maintes fois démontrée comme facteur de démotivation des cadres, du personnel et des professionnels des institutions. Une telle démotivation est un obstacle important à la performance et à l’efficacité des organisations.
Enfin, la centralisation va à l’encontre de l’occupation du territoire et de la vitalité des zones rurales ou périphériques. Dans ces secteurs, les établissements de santé sont souvent un moteur économique et un employeur importants. La réforme proposée aura un effet centripète qui attirera les leaders locaux vers les centres de décisions régionaux. L’amalgame des accréditations syndicales produira le même effet par l’attraction du personnel vers la ville centre, accentuant d’autant la dévitalisation des zones périphériques et les pénuries de personnel dans ces secteurs.
En définitive, les preuves scientifiques existantes ne supportent pas la prétention du projet de loi 10 concernant les fusions des établissements, la diminution de la bureaucratie et la centralisation des décisions. Les expériences nationales et internationales ont maintes fois démontré que la réforme proposée n’aura pas les effets escomptés, bien au contraire. Nous devrions apprendre de ces expériences et améliorer nos processus au lieu de centraliser les structures. Mais l’homme est le seul animal à trébucher plusieurs fois sur la même pierre…
Ont signé cette lettre les professeurs suivants du Département d’administration de la santé de l’École de santé publique de l’Université de Montréal : Nicole Leduc, Régis Blais, François Champagne, François-Pierre Dussault, Lambert Farand, Marie-Josée Fleury, Mireille Goetghebeur, Mira Johri, Lise Lamothe, Nicole Leduc, David Levine, Michèle Pelletier, Louise Rousseau, Claude Sicotte, José Carlos Suarez Herrera.
François Béland is an expert advisor with EvidencNetwork.ca and Associate Professor at l’École de santé publique at the Université de Montréal.
novembre 2014
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